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5 octobre 2010 2 05 /10 /octobre /2010 09:38

le-monde-logo.jpgDécouverte du texte original établissant un statut pour les juifs sous Vichy

LEMONDE.FR avec AFP | 03.10.10 | 10h27  •  Mis à jour le 04.10.10 | 15h24

 

L'avocat Serge Klarsfeld a annoncé, dimanche 3 octobre, la découverte du document original établissant un statut des juifs en octobre 1940. Ce document de l'Etat français est annoté de la main du maréchal Philippe Pétain, qui durcit considérablement des mesures déjà "extrêmement antisémites". Selon M. Klarsfeld, les annotations du maréchal Pétain "remanient profondément" la nature du document.

Le texte vise tous les juifs, français ou étrangers, alors que le projet initial prévoyait d'épargner "les descendants de juifs nés français ou naturalisés avant 1860". Le maréchal Pétain décide en effet de rayer cette mention. Le champ d'exclusion des juifs est également considérablement élargi. La justice et l'enseignement leur sont désormais totalement fermés. De plus, ils ne peuvent plus être élus. Enfin, le maréchal conclut ces "mesures antijuives" en demandant que "les motifs qui les justifient" soient publiés au Journal officiel.

L'ÉCRITURE DE PÉTAIN

"La découverte de ce projet est fondamentale. Il s'agit d'un document établissant le rôle déterminant de Pétain dans la rédaction de ce statut et dans le sens le plus agressif, révélant ainsi le profond antisémitisme" du chef du gouvernement de Vichy, explique Serge Klarsfeld. Son fils, Arno Klarsfeld, assure qu'il ne fait "aucun doute" que l'écriture retrouvée sur le document est celle de Philippe Pétain après des comparaisons avec celle d'autres textes manuscrits signés du maréchal. "Le principal argument des défenseurs de Pétain était de dire qu'il avait protégé les juifs français. Cet argument tombe", constate Serge Klarsfeld, précisant que le texte a été remis par un donateur anonyme au Mémorial de la Shoah.

La cinquième feuille du projet, rapporte M. Klarsfeld, indique le lieu de sa rédaction et la fonction de ses rédacteurs : "Fait à Vichy, par le maréchal de France, chef de l'Etat, le vice-président du Conseil" et huit autres ministres. Il n'y a ni date, ni noms, ni signatures. Le projet de loi a été débattu lors du conseil des ministres du 1er octobre 1940, puis adopté le 3 octobre. Sa version promulguée au Journal officiel, le 18 octobre 1940, comporte tous les ajouts du maréchal Pétain, y compris "les motifs" justifiant les mesures.

"PREUVE DÉFINITIVE"

Jusqu'ici, les historiens ne pouvaient se référer qu'à un seul témoignage, en ce qui concerne Pétain et le statut des juifs, celui de l'ancien ministre des affaires étrangères de Vichy, Paul Baudouin. Dans un livre publié en 1946, ce dernier écrivait que lors du conseil des ministres du 1er octobre 1940, le gouvernement avait étudié "pendant deux heures le statut des israélites. C'est le maréchal qui se montre le plus sévère. Il insiste en particulier pour que la justice et l'enseignement ne contiennent aucun juif".

"Le témoignage de Baudouin était formel, mais on pouvait le mettre en doute. Maintenant, on a la preuve définitive que le statut des juifs relève de la volonté personnelle du maréchal Pétain, souligne M. Klarsfeld. Le statut des juifs est une mesure spécifiquement française, spontanée. Les Allemands n'avaient pas demandé à la France de Vichy de prendre ce statut. Mais il y a eu une concurrence entre l'antisémitisme français et l'antisémitisme allemand."

 


"L'antisémitisme de Pétain est un antisémitisme traditionnel"

LE MONDE pour Le Monde.fr | 04.10.10 | 12h29  •  Mis à jour le 04.10.10 | 20h29


L'intégralité du débat avec Laurent Joly, chargé de recherche au CNRS, spécialiste du régime de Vichy, lundi 4 octobre, à 16 h .


Pierre : Qui étaient les personnes (leurs fonctions) qui ont rédigé le texte soumis à Pétain ?

Laurent Joly : Très longtemps, dès la Libération, on accuse Raphaël Alibert, ministre de la justice, proche du maréchal Pétain, d'être l'unique auteur du statut.

En réalité, il semble que ce texte, ce soit le ministre de l'intérieur, Marcel Peyrouton, qui l'ait rapporté en conseil des ministres, et ce texte a donc été probablement préparé par ses collaborateurs.

L'élaboration du texte final est une oeuvre gouvernementale. On sait que le maréchal Pétain est intervenu, au moins sur la question des enseignants et des magistrats.

Un passant : Pourriez-vous revenir sur les circonstances de l'adoption du statut des juifs ?

D'abord, l'idée d'un statut des juifs est tout de suite présente dans le Vichy de juillet 1940.

Par exemple, Raphaël Alibert, qui est nommé garde des sceaux dans le premier gouvernement de juillet 1940, se vante de préparer un statut qu'il définit "aux petits oignons".

Et de tout horizon, on s'attend à ce que Vichy adopte une loi, un statut qui serait spécifique pour les juifs. Or, ce n'est pas cette solution que le gouvernement choisit au départ.

Il préfère sans doute - et sur ce point Pierre Laval, vice-président du Conseil, calcule qu'une loi raciale passerait mal dans l'opinion - le détour de mesures générales qui visent les naturalisés, les "Français de fraîche date".

Pour résumer, les Français nés de père étranger peuvent être licenciés de leurs emplois dans la fonction publique, et surtout, dans deux professions, qui n'ont pas été choisies au hasard : le barreau et la médecine, lesquelles, selon la propagande antisémite, étaient envahies par les juifs depuis l'entre-deux-guerres.

D'autre part, en juillet 1940, Vichy a adopté une loi de révision des naturalisations, dont - Patrick Veil l'a démontré - l'application visera principalement les juifs. Dans les décombres, Lucien Rebatet, fasciste et antisémite acharné, se félicite d'ailleurs de ces lois qui règlent le problème juif sans avoir l'air d'y toucher.

Tout bascule en septembre 1940. Le 10 septembre, le gouvernement apprend que les autorités allemandes préparent une ordonnance générale sur les juifs.

L'idée d'un statut revient donc au premier plan, car dans l'esprit de Vichy, il s'agit à la fois de montrer aux Allemands que l'on peut régler soi-même ce problème, mais aussi d'assurer la souveraineté française dans ce domaine sur l'ensemble du territoire.

Tout s'accélère soudain. Il y a une sorte de passage de témoin entre Raphaël Alibert, garde des sceaux, et Marcel Peyrouton, ministre de l'intérieur, concernant l'élaboration du texte. Celui-ci prend la forme d'un statut "classique" comme il en existe ailleurs en Europe, avec une définition du juif en termes de race, qui s'inspire d'ailleurs de la définition allemande de 1935 des lois de Nuremberg, et toute une série d'interdictions professionnelles.

Béranger : Est-il exact que le gouvernement de Vichy a consulté préalablement le Vatican sur le premier statut des Juifs ?

Non. Ce qu'on sait, c'est que peut-être, le gouvernement - probablement par l'intermédiaire du ministre des affaires étrangères - aurait consulté dans le courant du mois d'août des représentants de l'Eglise catholique, puisqu'on sait qu'à la fin du mois d'août 1940, évêques et cardinaux, réunis en Assemblée, ont donné un "avis favorable" à l'idée d'une réglementation spécifique contre les juifs dans le cas où celle-ci serait adoptée par le gouvernement.

von paulus : Le maréchal Pétain ne s'est-il pas fait manœuvrer par Pierre Laval, vu son grand âge et sa probable sénilité ?

C'est ce qu'on dit les défenseurs du maréchal Pétain, la sénilité en moins, à la Libération. C'est la thèse du livre de Robert Aron, L''histoire de Vichy : le maréchal Pétain manoeuvré par Pierre Laval, mauvais génie de l'Etat français.

Cette thèse a depuis été totalement contredite par l'historiographie. On sait par exemple que pour ce premier statut des juifs, Pierre Laval ne joue pas un rôle moteur, au contraire du maréchal qui, au cours du fameux débat en Conseil des ministres du 1er octobre 1940, donne un avis très sévère sur les dispositions qui lui sont présentées.

Matthieu : Que penser de la très soudaine apparition de ce document ? Quel a pu être son parcours et quels sont les moyens de l'authentifier avec certitude ?

Il est certain que ce document est authentique. Nous avons différents témoignages sur le Conseil des ministres du 1er octobre 1940, et ce texte est très probablement la version qui a été soumise à ce Conseil.

L'enjeu est de savoir comment il a ressurgi. Cela reste un grand mystère. D'abord parce que dans aucune archive publique on ne trouve un seul document d'avant-projet du statut des juifs. Le seul document que l'on connaissait est la version finale, soumise aux Allemands le 2 octobre 1940, et qu'on retrouve dans les archives allemandes.

Mais dans les archives françaises, de l'Etat français, on n'a trouvé aucun document de cette nature. Donc, il ne peut venir que de la famille d'un des acteurs de l'élaboration de ce statut, qu'il soit ministre ou fonctionnaire.

On peut imaginer qu'il pourrait venir des papiers privés de Raphaël Alibert ou de Marcel Peyrouton, qui n'ont pas été versés aux archives publiques.

V : Les horreurs commises sous le régime de Vichy étaient-elles commanditées par l'Allemagne nazie ?

Il n'y a pas de demande allemande directe pour que Vichy adopte un statut des juifs.

D'ailleurs, les travaux de Christopher Browning ont montré que dans chacun des pays alliés ou défendant la politique nazie, les Allemands n'avaient pas eu besoin de demander expressément l'adoption de lois raciales.

On est dans un jeu d'influences indirectes : faisant le choix de collaborer Vichy se devait, comme tous les autres Etats fascistes ou autoritaires d'Europe - Italie, Roumanie, Hongrie ou Bulgarie -, d'avoir un statut des juifs.

jean-marie besset : D'où venait, selon vous, l'antisémitisme de Pétain? Prend-il ses sources dans l'affaire Dreyfus ?

L'antisémitisme de Pétain est un antisémitisme traditionnel. Mais pour l'affaire Dreyfus, par exemple, contrairement au général Weygand, on n'a aucun élément qui montrerait un quelconque antisémitisme de sa part.

De manière générale, avant 1940, le maréchal Pétain est considéré comme un militaire respectueux des institutions républicaines.

Mais ce que l'on voit bien dans ses rares interventions privées - puisque publiquement il ne s'est jamais exprimé pendant la guerre sur les juifs -, c'est qu'il défendait un antisémitisme traditionnel, considérant que les juifs n'étaient pas suffisamment assimilés à la nation française, n'étaient pas suffisamment des paysans, des artisans, etc.

C'est en règle générale une vision très primaire. Par exemple, lorsque Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives, lui présente verbalement un projet de loi dépossédant les juifs de leurs biens, Pétain lui dit : "Ce n'est pas la peine de faire des lois compliquées, prenez-leur leurs biens."

JoeChip : Y a-t-il eu dans l'administration une résistance plus ou moins discrète aux directives antisémites ?

En ce qui concerne l'application du statut des juifs, c'est très variable. Marc-Olivier Baruch a par exemple montré que dans les ministères dits régaliens, on avait appliqué la loi de manière très rigoureuse, mais que dans certaines administrations dites plus techniques, on avait pu, ici ou là, protéger les employées juifs.

En ce qui concerne les déportations, on sait aussi qu'il y eut des fuites dans les services préfectoraux chargés d'organiser les rafles.

Cela reste malgré tout des phénomènes minoritaires.

Marc : En quoi ce document apporte-t-il un éclairage nouveau sur la politique de Vichy et de Pétain en particulier envers les juifs ?

Il n'apporte pas vraiment d'élément nouveau, il confirme deux choses. D'abord, on savait par le témoignage de Paul Baudouin, ministre des affaires étrangères, qui tenait son journal, qui a été publié, que le maréchal Pétain avait demandé à ce que les juifs soient éliminés de l'enseignement.

Si l'on émet l'hypothèse selon laquelle ce document est bien le fameux texte qui a été discuté durant deux heures lors du conseil des ministres du 1er octobre 1940, on peut voir sur quels termes le maréchal Pétain a réagi.

Ainsi, dans l'enseignement, le texte présenté ne concernait que les proviseurs, directeurs d'établissement, etc.

L'intervention de Pétain est donc décisive. On peut même penser qu'elle change entièrement la nature du statut des juifs, puisque avec les militaires, les enseignants, instituteurs, simples profs de collège ou de lycée, seront les principales victimes de l'application de ce texte.

Nicolas : Ce document peut-il être classé parmi les éléments d'histoire étudiés au collège ou au lycée ?

C'est malgré tout une version très, très proche de l'état final du statut des juifs. Ce document apporte-t-il plus que le statut des juifs qu'on étudie ? Je n'en suis pas sûr. Cela a à mon sens, avant tout, un intérêt pour les historiens qui étudient la genèse du statut des juifs. Mais même là, le document est tellement proche de l'état final que nous n'avons que quelques éclairages, dont le plus important est celui que je viens de mentionner sur les enseignants.

Nicolas Bernard : Pourquoi Vichy publie-t-il un tel texte en octobre alors que bien des lois liberticides de l'Etat français sont édictées et publiées dès l'été 1940 ?

C'est une très bonne question. Cela rejoint ce que je décrivais sur ce choix fait à un moment donné de temporiser, de ne pas faire de statut, alors qu'en juillet Raphaël Alibert bouillonnait d'en publier un. Ce nouveau calendrier est imposé par le fait qu'en septembre 1940 Vichy apprend que les Allemands préparent une ordonnance contre les juifs.

Se joue donc là une course de vitesse, à tel point que le statut des juifs a été paraphé le 3 octobre, le lendemain ou le surlendemain de la parution au Journal officiel allemand, en zone occupée, de cette fameuse ordonnance antisémite.

Guy : Quelle a été la position du Conseil d'Etat et son éventuelle contribution à la rédaction du projet ?

Il n'est pas consulté. En revanche, il va l'être à propos des demandes de dérogation à titre exceptionnel. Et on sait que le Conseil d'Etat, dans ses avis, s'est montré très sévère, y compris concernant des personnalités comme Robert Debré ou Jacques Rueff.

Bob : Des autorités politiques ou religieuses ou politiques ont-elles réagi contre un tel statut à l'époque ?

En ce qui concerne les politiques, il n'y a plus de débat démocratique en France, donc il n'y a pas de réaction, si ce n'est celles émanant de hautes personnalités d'origine juive comme Pierre Masse.

Du côté des autorités religieuses, on sait que le pasteur Boegner, chef de l'Eglise protestante, a montré sa désapprobation très rapidement.

Ce n'est pas le cas des représentants de l'Eglise catholique. D'où d'ailleurs la célèbre repentance de 1997 qui concernait directement son attitude vis-à-vis du premier statut des juifs d'octobre 1940.

 

Repère
Laurent Joly est l'auteur d'une biographie de Xavier Vallat publiée chez Grasset, en 2001. Il a aussi consacré un ouvrage à Vichy dans la "Solution finale" (Grasset, 2006). Il publiera prochainement un livre sur l'antisémitisme de bureau, toujours chez le même éditeur.

Chat modéré par Chat modéré par Olivier Biffaud et Thomas Wieder

 


Pétain et les juifs : "La question est de savoir d'où vient ce document"

pour Le Monde.fr | 04.10.10 | 18h44  •  Mis à jour le 04.10.10 | 19h05

Pierre : Qui étaient les personnes (leurs fonctions) qui ont rédigé le texte soumis à Pétain ?

Laurent Joly : Très longtemps, dès la Libération, on accuse Raphaël Alibert, ministre de la justice, proche du maréchal Pétain, d'être l'unique auteur du statut.

En réalité, il semble que ce texte, ce soit le ministre de l'intérieur, Marcel Peyrouton, qui l'ait rapporté en conseil des ministres, et ce texte a donc été probablement préparé par ses collaborateurs.

L'élaboration du texte final est une oeuvre gouvernementale. On sait que le maréchal Pétain est intervenu, au moins sur la question des enseignants et des magistrats.

Un passant : Pourriez-vous revenir sur les circonstances de l'adoption du statut des juifs ?

D'abord, l'idée d'un statut des juifs est tout de suite présente dans le Vichy de juillet 1940.

Par exemple, Raphaël Alibert, qui est nommé garde des sceaux dans le premier gouvernement de juillet 1940, se vante de préparer un statut qu'il définit "aux petits oignons".

Et de tout horizon, on s'attend à ce que Vichy adopte une loi, un statut qui serait spécifique pour les juifs. Or, ce n'est pas cette solution que le gouvernement choisit au départ.

Il préfère sans doute - et sur ce point Pierre Laval, vice-président du Conseil, calcule qu'une loi raciale passerait mal dans l'opinion - le détour de mesures générales qui visent les naturalisés, les "Français de fraîche date".

Pour résumer, les Français nés de père étranger peuvent être licenciés de leurs emplois dans la fonction publique, et surtout, dans deux professions, qui n'ont pas été choisies au hasard : le barreau et la médecine, lesquelles, selon la propagande antisémite, étaient envahies par les juifs depuis l'entre-deux-guerres.

D'autre part, en juillet 1940, Vichy a adopté une loi de révision des naturalisations, dont - Patrick Veil l'a démontré - l'application visera principalement les juifs. Dans les décombres, Lucien Rebatet, fasciste et antisémite acharné, se félicite d'ailleurs de ces lois qui règlent le problème juif sans avoir l'air d'y toucher.

Tout bascule en septembre 1940. Le 10 septembre, le gouvernement apprend que les autorités allemandes préparent une ordonnance générale sur les juifs.

L'idée d'un statut revient donc au premier plan, car dans l'esprit de Vichy, il s'agit à la fois de montrer aux Allemands que l'on peut régler soi-même ce problème, mais aussi d'assurer la souveraineté française dans ce domaine sur l'ensemble du territoire.

Tout s'accélère soudain. Il y a une sorte de passage de témoin entre Raphaël Alibert, garde des sceaux, et Marcel Peyrouton, ministre de l'intérieur, concernant l'élaboration du texte. Celui-ci prend la forme d'un statut "classique" comme il en existe ailleurs en Europe, avec une définition du juif en termes de race, qui s'inspire d'ailleurs de la définition allemande de 1935 des lois de Nuremberg, et toute une série d'interdictions professionnelles.

Béranger : Est-il exact que le gouvernement de Vichy a consulté préalablement le Vatican sur le premier statut des Juifs ?

Non. Ce qu'on sait, c'est que peut-être, le gouvernement - probablement par l'intermédiaire du ministre des affaires étrangères - aurait consulté dans le courant du mois d'août des représentants de l'Eglise catholique, puisqu'on sait qu'à la fin du mois d'août 1940, évêques et cardinaux, réunis en Assemblée, ont donné un "avis favorable" à l'idée d'une réglementation spécifique contre les juifs dans le cas où celle-ci serait adoptée par le gouvernement.

von paulus : Le maréchal Pétain ne s'est-il pas fait manœuvrer par Pierre Laval, vu son grand âge et sa probable sénilité ?

C'est ce qu'on dit les défenseurs du maréchal Pétain, la sénilité en moins, à la Libération. C'est la thèse du livre de Robert Aron, L''histoire de Vichy : le maréchal Pétain manoeuvré par Pierre Laval, mauvais génie de l'Etat français.

Cette thèse a depuis été totalement contredite par l'historiographie. On sait par exemple que pour ce premier statut des juifs, Pierre Laval ne joue pas un rôle moteur, au contraire du maréchal qui, au cours du fameux débat en Conseil des ministres du 1er octobre 1940, donne un avis très sévère sur les dispositions qui lui sont présentées.

Matthieu : Que penser de la très soudaine apparition de ce document ? Quel a pu être son parcours et quels sont les moyens de l'authentifier avec certitude ?

Il est certain que ce document est authentique. Nous avons différents témoignages sur le Conseil des ministres du 1er octobre 1940, et ce texte est très probablement la version qui a été soumise à ce Conseil.

L'enjeu est de savoir comment il a ressurgi. Cela reste un grand mystère. D'abord parce que dans aucune archive publique on ne trouve un seul document d'avant-projet du statut des juifs. Le seul document que l'on connaissait est la version finale, soumise aux Allemands le 2 octobre 1940, et qu'on retrouve dans les archives allemandes.

Mais dans les archives françaises, de l'Etat français, on n'a trouvé aucun document de cette nature. Donc, il ne peut venir que de la famille d'un des acteurs de l'élaboration de ce statut, qu'il soit ministre ou fonctionnaire.

On peut imaginer qu'il pourrait venir des papiers privés de Raphaël Alibert ou de Marcel Peyrouton, qui n'ont pas été versés aux archives publiques.

V : Les horreurs commises sous le régime de Vichy étaient-elles commanditées par l'Allemagne nazie ?

Il n'y a pas de demande allemande directe pour que Vichy adopte un statut des juifs.

D'ailleurs, les travaux de Christopher Browning ont montré que dans chacun des pays alliés ou défendant la politique nazie, les Allemands n'avaient pas eu besoin de demander expressément l'adoption de lois raciales.

On est dans un jeu d'influences indirectes : faisant le choix de collaborer Vichy se devait, comme tous les autres Etats fascistes ou autoritaires d'Europe - Italie, Roumanie, Hongrie ou Bulgarie -, d'avoir un statut des juifs.

jean-marie besset : D'où venait, selon vous, l'antisémitisme de Pétain? Prend-il ses sources dans l'affaire Dreyfus ?

L'antisémitisme de Pétain est un antisémitisme traditionnel. Mais pour l'affaire Dreyfus, par exemple, contrairement au général Weygand, on n'a aucun élément qui montrerait un quelconque antisémitisme de sa part.

De manière générale, avant 1940, le maréchal Pétain est considéré comme un militaire respectueux des institutions républicaines.

Mais ce que l'on voit bien dans ses rares interventions privées - puisque publiquement il ne s'est jamais exprimé pendant la guerre sur les juifs -, c'est qu'il défendait un antisémitisme traditionnel, considérant que les juifs n'étaient pas suffisamment assimilés à la nation française, n'étaient pas suffisamment des paysans, des artisans, etc.

C'est en règle générale une vision très primaire. Par exemple, lorsque Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives, lui présente verbalement un projet de loi dépossédant les juifs de leurs biens, Pétain lui dit : "Ce n'est pas la peine de faire des lois compliquées, prenez-leur leurs biens."

JoeChip : Y a-t-il eu dans l'administration une résistance plus ou moins discrète aux directives antisémites ?

En ce qui concerne l'application du statut des juifs, c'est très variable. Marc-Olivier Baruch a par exemple montré que dans les ministères dits régaliens, on avait appliqué la loi de manière très rigoureuse, mais que dans certaines administrations dites plus techniques, on avait pu, ici ou là, protéger les employées juifs.

En ce qui concerne les déportations, on sait aussi qu'il y eut des fuites dans les services préfectoraux chargés d'organiser les rafles.

Cela reste malgré tout des phénomènes minoritaires.

Marc : En quoi ce document apporte-t-il un éclairage nouveau sur la politique de Vichy et de Pétain en particulier envers les juifs ?

Il n'apporte pas vraiment d'élément nouveau, il confirme deux choses. D'abord, on savait par le témoignage de Paul Baudouin, ministre des affaires étrangères, qui tenait son journal, qui a été publié, que le maréchal Pétain avait demandé à ce que les juifs soient éliminés de l'enseignement.

Si l'on émet l'hypothèse selon laquelle ce document est bien le fameux texte qui a été discuté durant deux heures lors du conseil des ministres du 1er octobre 1940, on peut voir sur quels termes le maréchal Pétain a réagi.

Ainsi, dans l'enseignement, le texte présenté ne concernait que les proviseurs, directeurs d'établissement, etc.

L'intervention de Pétain est donc décisive. On peut même penser qu'elle change entièrement la nature du statut des juifs, puisque avec les militaires, les enseignants, instituteurs, simples profs de collège ou de lycée, seront les principales victimes de l'application de ce texte.

Nicolas : Ce document peut-il être classé parmi les éléments d'histoire étudiés au collège ou au lycée ?

C'est malgré tout une version très, très proche de l'état final du statut des juifs. Ce document apporte-t-il plus que le statut des juifs qu'on étudie ? Je n'en suis pas sûr. Cela a à mon sens, avant tout, un intérêt pour les historiens qui étudient la genèse du statut des juifs. Mais même là, le document est tellement proche de l'état final que nous n'avons que quelques éclairages, dont le plus important est celui que je viens de mentionner sur les enseignants.

Nicolas Bernard : Pourquoi Vichy publie-t-il un tel texte en octobre alors que bien des lois liberticides de l'Etat français sont édictées et publiées dès l'été 1940 ?

C'est une très bonne question. Cela rejoint ce que je décrivais sur ce choix fait à un moment donné de temporiser, de ne pas faire de statut, alors qu'en juillet Raphaël Alibert bouillonnait d'en publier un. Ce nouveau calendrier est imposé par le fait qu'en septembre 1940 Vichy apprend que les Allemands préparent une ordonnance contre les juifs.

Se joue donc là une course de vitesse, à tel point que le statut des juifs a été paraphé le 3 octobre, le lendemain ou le surlendemain de la parution au Journal officiel allemand, en zone occupée, de cette fameuse ordonnance antisémite.

Guy : Quelle a été la position du Conseil d'Etat et son éventuelle contribution à la rédaction du projet ?

Il n'est pas consulté. En revanche, il va l'être à propos des demandes de dérogation à titre exceptionnel. Et on sait que le Conseil d'Etat, dans ses avis, s'est montré très sévère, y compris concernant des personnalités comme Robert Debré ou Jacques Rueff.

Bob : Des autorités politiques ou religieuses ou politiques ont-elles réagi contre un tel statut à l'époque ?

En ce qui concerne les politiques, il n'y a plus de débat démocratique en France, donc il n'y a pas de réaction, si ce n'est celles émanant de hautes personnalités d'origine juive comme Pierre Masse.

Du côté des autorités religieuses, on sait que le pasteur Boegner, chef de l'Eglise protestante, a montré sa désapprobation très rapidement.

Ce n'est pas le cas des représentants de l'Eglise catholique. D'où d'ailleurs la célèbre repentance de 1997 qui concernait directement son attitude vis-à-vis du premier statut des juifs d'octobre 1940.

 

 

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19 juillet 2010 1 19 /07 /juillet /2010 20:16

Attention aux références aux années 1930 !

19.07.10 | 13h20  •  Mis à jour le 19.07.10 | 15h01

 

Les accusations portées par le site indépendant d'information Mediapart contre le président de la République, qui aurait, avant son élection, bénéficié directement ou indirectement d'un financement illégal de sa campagne alors même que celle-ci était strictement encadrée par les lois sur le financement de la vie politique, sont très graves.

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Défilé de membres de "solidarité française", 1934.

 Source: L'histoire par l'image. Photographie commentée.

 

Elles doivent être parfaitement motivées. L'activité de la presse découle, elle aussi, de la loi, celle du 29 juillet 1881, emblématique de la démocratisation de la France au début de la IIIe République, et toujours en vigueur. Modifiée et complétée à plusieurs reprises (par exemple, en 1990, par la loi Gayssot qui introduisit l'article 24 bis), elle affirme conjointement la liberté et les responsabilités des périodiques. En soumettant les délits de presse au droit pénal, elle définit le pouvoir de la presse autant que ses contre-pouvoirs.

Un journal (et un journaliste) peut être condamné pour diffamation, les preuves d'une manipulation peuvent être établies par la justice, les contre-enquêtes indépendantes sont possibles. Pour cette raison, il nous paraît très dangereux d'instruire le procès de la presse en dehors du cadre judiciaire, et particulièrement de la manière dont cela a été fait par les proches du président de la République. A savoir qualifier les enquêtes de Mediapart de "méthodes fascistes" (Xavier Bertrand, Nadine Morano), de "méthodes collaborationnistes" (Eric Raoult), et dénoncer "une certaine presse des années 1930" (Christian Estrosi), "certains médias aux relents d'extrême droite et de trotskisme mêlés" (Eric Raoult).

Il est possible que l'indignation de voir Nicolas Sarkozy subir de pareilles accusations, de surcroît reprises par des médias nationaux et même internationaux, ait expliqué la nature de ces ripostes qui convoquaient les heures sombres de la France contemporaine pour mieux innocenter le président de la République et son ministre du travail. Mais elles ne se justifient pas pour autant. Outre que la thèse du complot et de la calomnie n'est pas la plus efficace en termes de production de la vérité et de conviction collective, puisqu'en l'invoquant elle nourrit à son tour le soupçon de la dissimulation et le refus de l'explication, la violence qu'elle induit pose problème à la démocratie républicaine tout entière.

En effet, les porte-parole de la majorité gouvernementale qui mobilisent les enseignements de l'histoire pour juger de cette presse d'opposition témoignent d'une triple méconnaissance. La méconnaissance est celle, d'abord, du sens des références historiques utilisées. Les "méthodes fascistes" sont bien autre chose que les articles de Mediapart ; elles se placent davantage dans l'ordre de l'élimination physique des personnes comme lorsque la Cagoule, sur ordre de Mussolini, assassina, en 1937, en forêt de Bagnoles-de-l'Orne, les intellectuels antifascistes italiens Carlo et Nello Rosselli.

 

LA DÉGRADATION DE LA VIE PUBLIQUE QU'ATTESTE L'OFFENSIVE CONTRE LA PRESSE EST TRÈS PRÉOCCUPANTE

La presse d'extrême droite ou d'extrême gauche de cette époque menait parfois des enquêtes à charge. Mais l'essentiel de son activité consistait dans l'injure, antisémite pour l'une, de classe pour l'autre. Parce que, précisément, ces extrémités eurent lieu en France et déclenchèrent des phénomènes de tyrannie, la société n'y adhère plus aujourd'hui. En brandir sans réserve la menace, c'est courir le risque de se tromper aux yeux de l'opinion publique.

Il y a une autre méconnaissance en ce qui concerne la tradition républicaine en matière de liberté, et de liberté de la presse. La loi qui la régit datant de 1881, il serait bon de revenir vers les débats qui l'ont précédée et qui, d'une certaine manière, demeurent d'actualité puisque la législation, même modifiée, reste valable.

Que disait Georges Clemenceau aux républicains inquiets de la puissance maintenue de la réaction monarchiste et soucieux de protéger le jeune régime en instituant un délit d'"outrage à la République" ? : "La République vit de liberté ; elle pourrait mourir de répression (...) comme tous les gouvernements qui l'ont précédée et qui ont compté sur le système répressif pour les protéger (1er février 1881)."

Enfin la méconnaissance touche le cadre universel auquel appartient la République et qui fait que la France ne peut pas se penser indéfiniment comme une exception. Dans les grandes démocraties du monde, les conflits majeurs entre des pouvoirs nécessaires aux libertés publiques comme à la stabilité institutionnelle se résolvent par la voie judiciaire dotée d'une pleine indépendance.

Aux États-Unis, la défense de la liberté de la presse est une prérogative de la Cour suprême, en vertu de la Constitution et de son premier amendement. Les juges ont rendu des arrêts déterminants en la matière, en 1964, 1971, 2001. La loi de 1881 relève de cet esprit de justice. Il s'agit de le retrouver et de la retrouver. Mais l'affaiblissement du pouvoir judiciaire depuis trois ans entrave cette possibilité salutaire pour la démocratie.

Voici donc ce qu'un historien peut écrire sur les événements récents. La dégradation de la vie publique qu'atteste l'offensive contre la presse est très préoccupante. Elle témoigne de la fragilité globale des médias d'information, de la défiance pour la justice, du désarroi de nombreux Français assistant au recul des valeurs démocratiques – dont on trouve une trace au plus profond de l'histoire de la République, au profit de la domination des lois de l'argent et du pouvoir.

Les dérives de la presse existent, parce que l'éthique de l'information est en concurrence permanente avec les intérêts politiques, idéologiques, financiers. Mais réduire sa liberté, c'est courir le risque de s'interdire de les montrer. Et de limiter en définitive la République vécue, partagée. C'est-à-dire le lien civique dans la société.

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26 juin 2010 6 26 /06 /juin /2010 14:34

AppelGalDeGaulle18juin40-9cb58Point de vue

De Gaulle appartient à toutes et à tous

LEMONDE.FR | 17.06.10 | 18h17  •  Mis à jour le 18.06.10 | 19h33


Soixante-dix ans déjà. Seuls les plus anciens se souviennent de cet instant où une voix s'adressait à la France. Les manifestations de cette année doivent appeler l'attention des jeunes générations sur cette date qui doit rester dans l'histoire.

Parlant à la BBC ce 18 juin 1940, de Gaulle accomplit là un geste exceptionnel, affirmant que la France vaincue ne doit pas perdre l'honneur et appelant les Français à le suivre.

Certes depuis les victoires sur la Somme, le Général avait pris la décision de poursuivre le combat dans un réduit breton, dans l'Empire si nécessaire. Mais qu'est-il cet ancien sous-secrétaire d'Etat à la défense apprenant le 16 juin au soir à Bordeaux la démission du gouvernement Reynaud, l'arrivée de Pétain, défaitiste et déjà collaborateur ? Il n'est rien, il est seul.

Pourtant, doté d'une volonté d'autant plus surhumaine que les circonstances sont dramatiques, servi par une intuition qui ne lui fera jamais défaut, il décide de continuer la lutte, regrettant en lui-même que les états-majors l'aient toujours rejeté alors qu'il avait raison. La percée dans les Ardennes des chars de Guderian venait d'en apporter la preuve.

Ce geste de refus, dire "non", c'est affirmer que l'honneur doit être le seul mobile, que l'homme ne doit s'appuyer que sur ses convictions, même avec intransigeance.

Ce premier discours, cet appel du 18 juin avec le seul soutien de Churchill, va conduire à la France libre, à la Résistance, finalement au 8 mai 1945, la victoire, donc le maintien de notre pays dans l'honneur.

Cette victoire, de Gaulle y croyait. Il le savait. Déjà, fin juin 1940, préconisait-il l'entrée des Etats-Unis dans le conflit, l'inévitable fin de l'alliance entre Staline et Hitler. Cette force de conviction, ce rejet de toute résignation est la marque fondamentale de l'Appel.

C'est un geste révolutionnaire, c'est la certitude de ne voir qu'espérance dans l'avenir, c'est le sursaut de Valmy, quel que soit le lourd tribut, même en vies humaines, comme ce fut hélas le cas en France, en Libye, en Tunisie, en Italie et ce jusqu'en Allemagne.

 

IL ÉTAIT PROFONDÉMENT RÉPUBLICAIN

Il est sans doute encore des nostalgiques de Vichy, même quelques historiens pour nous dire qu'en 1940 de Gaulle n'avait aucune légitimité, ou encore quelques enseignants pour refuser l'étude des Mémoires de Guerre. Mais cette légitimité ne l'a-t-il pas gagnée avec le refus de la défaite, de l'armistice, de la trahison et par cette épopée que conduiront aussi bien Leclerc, de Lattre que Moulin, jusqu'à être reconnu par l'ensemble des nations opposées au nazisme ?

Seul, en effet, il ne l'était plus au lendemain du 18 juin ; il avait su rassembler sous la croix de Lorraine tous les volontaires épris de liberté. Cohorte au début, ses tous premiers compagnons qui surent comme lui dire "non" et le rejoignirent à Londres, bientôt véritable armée dont l'héroïsme, de Koufra à Strasbourg, conduira notre pays à la signature de la fin du conflit à Berlin aux côtés des Alliés.

Laissons ceux qui, tout en reconnaissant l'intervention de Londres comme élément essentiel de l'Histoire, rejettent cependant l'écrivain des Mémoires de Guerre alors qu'il est en réalité l'un des grands auteurs classiques, un mémorialiste soucieux avant tout de la langue, de la phrase la plus élaborée pour ne dire que l'essentiel.

Ce que je retiens de cet appel c'est avant tout l'espérance, dans la volonté de ne jamais renoncer quelles que soient les difficultés présentes. Et l'exemple du Général est bien de ne jamais perdre espoir dans la fidélité à ses seules convictions, même si l'on est seul.

Puissent les jeunes générations retenir cet exemple.

Puissent ceux qui ont des responsabilités et particulièrement les hommes politiques ne voir dans leurs décisions que l'intérêt général, celui des valeurs de la République, puissent-ils toujours faire preuve d'indépendance, et savoir eux aussi dire "non".

De Gaulle appartient à toutes et à tous ; entré dans l'histoire, il a démontré combien l'honneur était le seul idéal, combien la liberté devait être défendue envers et contre tout. Il était profondément républicain.

 

Pierre Mazeaud, président de la Fondation Charles de Gaulle

 

 


 

 

AppelGalDeGaulle18juin40-9cb58Le gaullisme sans de Gaulle ou l'impossible héritage

LE MONDE | 16.06.10 | 13h44  •  Mis à jour le 18.06.10 | 12h28



 

« Chaque Français fut, est et sera "gaulliste"", disait Charles de Gaulle en 1952. Fut, c'est à voir. En 1940, les Français étaient plutôt pétainites. Est ? Qui dirait le contraire ? Sûrement pas le président Sarkozy qui sera à Londres le 18 juin pour commémorer l'appel lancé ce jour-là par le Général à la "résistance".

Ce soixante-dixième anniversaire est propice aux hommages, sincères ou intéressés. Aux protestations de fidélité sinon à la captation d'héritage. Il coïncide avec le quarantième anniversaire de la disparition du grand homme, le 9 novembre 1970, qui, lui aussi, incite à poser la question : "Qu'est-ce que le gaullisme aujourd'hui ?"

Ceux qui se réclament du Général sont légion : archéo-gaullistes, gaulliens, néo-gaullistes... Antigaullistes repentis aussi, souvent les plus éloquents : Régis Debray, Max Gallo, Jean-Pierre Chevènement... Un oeil sur Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin se veut le plus orthodoxe. Le 19 juin, il lance à Paris un "mouvement", un "rassemblement", deux termes tirés de la vulgate gaulliste. Entendre : au-dessus des partis. Habileté ou conviction, l'ex-premier ministre pousse loin le mimétisme. Il entend "dépasser les divisions habituelles entre la gauche et la droite", quand de Gaulle disait : "Ce n'est pas la gauche, la France, ce n'est pas la droite..."

Le gaullisme de parti a rendu l'âme en 2002 lorsque l'UMP, voulue par Jacques Chirac et... Dominique de Villepin, a succédé au RPR. Rejointe par des centristes et des libéraux, la nouvelle Union - un grand parti de droite - officialisait une réalité devenue indéniable : le gaullisme comme doctrine n'était plus un repère.

Aux marges de l'UMP ou en dehors d'elle subsiste ce qu'il en reste, Le Chêne par exemple, une association que préside Michèle Alliot-Marie, ci-devant présidente du RPR, aujourd'hui garde des sceaux ; gardienne, au sein de cette petite structure de "gaullistes du renouveau", d'une flamme vacillante.

Comme Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie croit à l'actualité du gaullisme. Pour d'autres, il est un simple ornement, une référence obligée. Et pour la plupart une nostalgie. Bien en peine de répondre à la question : "Qu'est-ce qu'être gaulliste aujourd'hui ?", ils s'en tirent avec des formules passe-partout. Alain Juppé, maire (UMP) de Bordeaux, dans Le Monde du 12 avril : "Mon gaullisme à moi, c'est une pensée politique qui allie patriotisme et humanisme." François Fillon, premier ministre, dans Le Journal du dimanche du 27 mars: "Le gaullisme est une éthique, ce n'est pas un programme clé en main pour répondre à la crise que rencontre le pays aujourd'hui." Une éthique, un patriotisme mêlé d'humanisme... Tout le monde, à ce compte, aujourd'hui est gaulliste, autrement dit personne.

Vu de droite, et parfois de gauche, le gaullisme ressemble à une boîte à outils où les élus puisent pour enrubanner leurs propos, se mettre sous la protection de, se prévaloir du lignage. Personne n'est dupe mais comme de Gaulle est le dernier de nos grands hommes, il sert à tout. "Le gaullisme, pour moi, déclarait Nicolas Sarkozy en octobre 2008, c'est la rupture. Le Général n'a cessé toute sa vie de rompre..."

Le mythe est malléable, le président de la République le sait, il en a usé et parfois abusé. Il l'invoque aujourd'hui pour justifier la "rupture" tant attendue comme Dominique de Villepin pour en appeler au "sursaut".

Quand ils n'instrumentalisent pas l'homme du 18-Juin, les politiques concèdent que le gaullisme appartient au passé. Nicolas Sarkozy à Colombey-les-Deux-Eglises, là où est inhumé le héros, en octobre 2008 : "Au fond, le gaullisme est une histoire qui a commencé avec le général de Gaulle et s'est achevée avec lui." Dans Laissons de Gaulle en paix ! (Fayard, 2006), l'ancien premier ministre Edouard Balladur n'avait pas dit autre chose : le gaullisme est mort avec le Général en 1970.

Quarante ans ont passé qui ont métamorphosé la France. De Gaulle ne la reconnaîtrait plus. Ni son verbe ni sa Weltanschauung, sa métaphysique du monde, n'auraient prise sur celui qu'il appelait son "cher et vieux pays". Sacrilège : l'euro a remplacé le franc. A l'exaltation de la nation version Jeanne d'Arc a succédé un débat sur l'identité nationale version Barrès. Le secteur public, bras armé du Plan, n'a plus d'influence sur l'économie. La France a réintégré pleinement l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Aux deux "blocs", l'américain et le soviétique, s'est substitué un monde multipolaire façonné par la mondialisation des échanges. L'argent, partout, est roi. Là, de Gaulle ne serait pas surpris : "Mon seul adversaire, celui de la France, n'a jamais cessé d'être l'argent."

Ceux qui continuent à se disputer la vraie croix de Lorraine sont des nains comparés à ce géant. Peut-être se rappellent-ils ce que disait de Gaulle avant qu'il ne devienne de Gaulle, en 1932, dans Le Fil de l'épée (Berger-Levrault) : "L'action, ce sont les hommes au milieu des circonstances." Les circonstances changent. Les hommes se hissent ou non à leur hauteur. C'est cela être gaulliste aujourd'hui. On est curieux de savoir ce qu'en dira le chef de l'Etat le 18 juin à Londres, lui qui affirmait avant son élection : "Le gaullisme ne se commémore pas, il se vit !"

 

Bertrand Le Gendre (Editorialiste)

 

Article paru dans l'édition du 17.06.10

 


 

 

 AppelGalDeGaulle18juin40-9cb58"Les Questions du mercredi" - France Inter/"Le Monde" avec Dailymotion

Jean-Louis Debré : "Il y a eu un gaullisme mitterrandien"

LE MONDE | 17.06.10 | 14h31  •  Mis à jour le 24.06.10 | 11h08

 

Qu'est-ce que le gaullisme aujourd'hui ?

 

Une passion. La passion de la France, de l'Etat, de la République.

N'importe quel homme politique pourrait répondre la même chose que vous.

Soyons clair. Le vrai gaullisme, c'est celui de De Gaulle et de ses compagnons, celles et ceux qui ont fait le chemin de la Résistance, de la reconquête, de la reconstruction, de la traversée du désert et qui - on l'oublie trop - ont remis la France en marche.

Après, il y a eu un gaullisme pompidolien, un gaullisme mitterrandien, un gaullisme chiraquien.

 

Vous vous arrêtez là ?

Je suis président du Conseil constitutionnel, et par conséquent je n'ai pas l'intention de commenter la vie politique actuelle. Pour juger un homme, un régime politique ou une action, il faut prendre un peu de recul. C'est ce que je fais.

 

Vous évoquez un gaullisme mitterrandien. François Mitterrand était pourtant le principal opposant du général de Gaulle...

Naturellement, il a été l'adversaire de De Gaulle. Mais je constate qu'il a parfaitement respecté la Constitution de la Ve République, qu'il avait une certaine idée de la France et du rôle de la France dans le monde et qu'il a essayé de construire un Etat centré sur ses missions régaliennes. Il y avait chez Mitterrand une conception de la France qui m'intéresse.

 

Quels sont vos souvenirs personnels du général de Gaulle ?

J'avais 14 ans. Une fois par an, on allait déjeuner chez le Général. C'était pour moi une épreuve, car le Général se renseignait sur nos carnets scolaires, et le mien n'était pas particulièrement bon. Donc j'avais droit à : "Il faut que tu fasses un effort en histoire"... "Sois plus attentif à l'école, et quand tu reviendras, tu me rendras compte." Ce qui me mettait dans des situations impossibles. J'avais très peur.

 

Et du 18-Juin ?

Chaque année à cette date, mon père emmenait ses enfants au Mont-Valérien. Avant 1956, ça se passait dans la crypte des fusillés. C'était la traversée du désert. Il y avait peu de monde. Et de Gaulle passait de rang en rang, serrant les mains. J'avais 10 ou 12 ans, il me tapait sur la joue. C'était une cérémonie des compagnons, des fidèles.

Et puis 1958 arrive, et tout d'un coup on trouve beaucoup de monde, des préfets, des hommes en uniforme, des officiels, les mêmes qui probablement avaient critiqué de Gaulle avant, les mêmes qui avaient servi ceux qui s'étaient opposés à lui. J'ai eu le sentiment ce jour-là qu'on m'avait volé mon 18-Juin.

 

Le général de Gaulle payait ses factures d'électricité à l'Elysée... Ne faudrait-il pas remettre un peu d'éthique dans la politique ?

La génération des gaullistes historiques avait des valeurs et les défendait. Ils avaient vu leurs camarades tomber au combat et avaient la volonté d'être respectueux de leur mémoire. La façon de faire de la politique a changé. Ce n'est pas un jugement, c'est une constatation.

 

Le président du Conseil constitutionnel cumule-t-il les revenus de sa fonction avec sa retraite de parlementaire ?

Tous les membres du Conseil constitutionnel ont plus de 60 ans. Les anciens politiques, les anciens fonctionnaires, ceux qui viennent du privé ou des professions libérales touchent la rémunération du Conseil, qui est fixée par la loi, ainsi que leur retraite, dans la limite d'un plafond. Mais, au Conseil constitutionnel, ils ne cotisent évidemment pas pour une nouvelle retraite. Les choses sont claires et transparentes.

 

 

Jean-Louis Debré est président du Conseil constitutionnel.

 

Françoise Fressoz et Thomas Legrand ("Les Questions du mercredi")

Article paru dans l'édition du 18.06.10

 


 

 

 AppelGalDeGaulle18juin40-9cb58De Gaulle et le positivisme du "non"

LEMONDE.FR | 17.06.10 | 18h16  •  Mis à jour le 17.06.10 | 18h46


 

Les rédacteurs en chef de magazines américains ou britanniques auraient été exceptionnellement perspicaces s'ils avaient choisi en couverture un certain Charles de Gaulle il y a soixante-dix ans. Le Général, dont la haute taille donnait l'air plutôt godiche, était partout pratiquement inconnu au bataillon à son arrivée à Londres le 17 juin 1940 – tout ce que Sir Alexander Cadogan, le haut fonctionnaire au ministère des affaires étrangères, trouva à dire sur lui à ses collègues, c'est que sa tête ressemblait à un ananas et qu'il avait des hanches de femme. Son appel aux français, sur la BBC le lendemain, à ne pas capituler devant l'Allemagne alors que le blitzkrieg nazi déferlait sur le pays, fut peu écouté sur le continent et la BBC ne prit même pas la peine de garder l'enregistrement.

Néanmoins, cette diffusion, commémorée par des cérémonies à Londres ce vendredi en présence du président Sarkozy, marqua l'émergence d'un homme et d'un style qui allaient ajouter un "ism" à ceux du XXe siecle et dont l'à-propos persiste dans le climat d'incertitude que nous vivons aujourd'hui.

Définir le gaullisme est une tâche notoirement ardue. Son essence se trouve dans la personnalité de son fondateur, un homme plus complexe que son image d'icône impénétrable pourrait suggérer. Pour son successeur, Georges Pompidou, le gaullisme est le refus par des fidèles qui adoptent des critères astreignants et qui possèdent un concept historique des événements, d'accepter les revers de fortune. Le nationalisme, la foi en soi et la proclamation de la grandeur de la France, en sont le credo.

Un credo que beaucoup hors de France ont trouvé vaniteux et ancré dans le désir égotiste de Paris de se donner plus d'importance qu'elle n'en a réellement – particulièrement blessant fut le coup porté par l'administration de Lyndon Johnson quand elle décida de tout simplement ignorer les attaques de l'Elysée sur sa politique au Vietnam. Mais, malgré les critiques acerbes d'opposants tels que Mitterrand, le modèle du Général est le leitmotiv de la politique française depuis un demi-siècle, et se montrer à la hauteur de son imposant personnage est devenu le test des politiciens de gauche comme de droite.

Un modèle pas facile à suivre. De Gaulle voyait la vie comme une lutte constante, exultant dans ses difficultés et traitant ses compatriotes de veaux qui préféraient la facilité aux défis. Ce qui lui valut de passer dans la postérité comme "l'homme qui a dit non", en raison de l'appel du 18 juin pour ses admirateurs, mais que ses critiques voyaient comme un obstructionniste persistant et irascible qui se devait de provoquer des querelles avec ses alliés et rendre la vie aussi difficile que possible pour les autres. Pour preuve du second point de vue : son contentieux avec Churchill pendant la guerre, son véto en 1963 à l'entrée de la Grande-Bretagne dans ce qui était alors le marché commun, son retrait de la structure militaire intégrée de l'OTAN en 1966, et ses attaques contre Israël pour ne pas avoir suivi son conseil de ne pas faire la guerre des Six Jours l'année d'après.

LE "NON" PEUT SERVIR UN OBJECTIF À LONG TERME

Cette aptitude à dire non a toujours été centrale à la façon qu'avait de Gaulle de faire de la politique, mais de ne voir le général qu'en nationaliste négatif est réducteur. Pour la plupart, ses "nons" avaient un objectif plus élevé. En 1940, il s'agissait de maintenir l'honneur de la France, et d'assurer que son pays serait du côté des vainqueurs. En vrai visionnaire, il n'avait pas le moindre doute de la défaite d'Hitler ; il valait donc mieux faire partie des gagnants plutôt que des collaborateurs vaincus. Dans les quatre années qui ont suivi, ses fréquents refus de faire ce qu'auraient souhaité les Britanniques avaient aussi un objectif clair, celui d'assurer qu'il ne serait pas la marionnette de Londres et que la France reprendrait son état d'indépendance à la fin du conflit plutôt qu'endurer une occupation militaire comme l'envisageait Roosevelt.

De même, la longue campagne contre la quatrième République qui a eu pour résultat le retour au pouvoir, superbement manœuvré, de De Gaulle en 1958 a été fondée sur son appréhension de la faiblesse du régime parlementaire, incapable de faire face aux défis fondamentaux qui menaçaient la France, tels que l'économie ou l'Algérie. Le dépit d'un vieil homme pourrait expliquer en partie les coups portés à Israël en 1967, mais le véto à l'entrée du Royaume-Uni dans le marché commun était parfaitement logique si, comme le général, l'on considérait la construction de l'Europe comme un projet qu'il valait mieux mener séparément des Etats-Unis et baser sur la coopération franco-allemande (avec, bien entendu, Paris aux commandes). Etant donné l'écheveau d'artifice qui a été tissé pour préserver l'entreprise depuis sa mort en 1970, et la menace actuelle de son implosion, qui peut dire qu'il avait tort ?

Le rejet systématique est d'une utilité limitée, que ce soit parmi les enthousiastes du Tea Party aux Etats Unis ou les eurosceptiques rustres chez les conservateurs britanniques. Mais dans les mains d'un maitre, le "non" peut servir un objectif à long terme. Naturellement, comme de Gaulle s'en rendit compte pendant ses années de guerre à Londres, le "non" offense les bien-nés. Mais dans la dure réalité qui nous attend, une touche d'amour vache gaulliste semble de rigueur.

 

Jonathan Fenby est l'auteur d'une nouvelle biographie du général de Gaulle qui parait à Londres cette semaine : The General, Charles de Gaulle and the France he saved (Simon&Schuster).

 

Jonathan Fenby, journaliste

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26 juin 2010 6 26 /06 /juin /2010 11:48

AppelGalDeGaulle18juin40-9cb58Denis Peschanski: le 18 juin 1940 au-delà du grand bataclan mémoriel

18 Juin 2010 Par

Antoine Perraud

 

 Le 70e anniversaire de l'Appel du 18 juin 1940 donne lieu à un bataclan mémoriel, dont le foisonnement baroque (son et lumière à tous les étages), aux antipodes des cérémonies hiératiques d'autrefois au mont Valérien, pimente l'amnésie sous couvert d'entretenir le souvenir.

La fantaisie commémorative ayant ses limites, l'un des tout derniers témoins mais l'un des tout premiers historiens de l'époque, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, s'est refusé à cautionner une nef qui dégénéra en galère à ses yeux: le téléfilm diffusé sur France 2 à 20h35 ce 18 juin 2010:

 

 

 

 

 

 

Grigri du gaullisme, l'appel du 18 juin 1940 se résume à une phrase, en forme de tautologie chère au général: «Cette guerre est une guerre mondiale.» Aux partisans de l'amputation (imposer un régime anti-démocratique en régénérant la patrie à partir de son cœur préservé, comme le fit la Prusse en 1806), Charles de Gaulle opposa l'abandon (transporter la légitimité nationale et la démocratie ailleurs, en un monde en voie de globalisation). Alors qu'il semblait illustrer le vers de Corneille (Sertorius, acte III, scène 1): «Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis», l'homme du 18 juin percevait la mondialisation, là où Pétain ne pensait qu'en termes de Première Guerre mondiale, elle-même reflet des campagnes napoléoniennes.

 

Un rituel ambitionnant le chevaleresque

Rétrospectivement, Charles de Gaulle s'est appliqué à définir son pari en forme de prophétie autoréalisatrice, comme l'acte d'un stratège rationnel, à l'opposé du haut-le-corps éthique et romantique perdu d'avance. Il a de surcroît ajusté le sursaut patriotique de la France Libre en épopée de la conscience universelle antinazie, mêlant à égalité l'amour de la nation et la passion de la liberté.

Autre maquillage, l'enregistrement de son discours n'ayant opportunément pu se faire, les propos édulcorés qu'il avait dû tenir au micro, sur pression du cabinet britannique, le 18 juin 1940 au soir, disparurent de la version imprimée dans la presse britannique le lendemain, dans le premier Bulletin officiel des Forces françaises libres (15 août 1940), ainsi que de l'édition des Discours et messages à partir de 1941.

Même si ce n'est pas son principal apport, ce général de brigade à titre temporaire est entré dans l'Histoire en faisant mentir l'adage: «La plume est serve mais la parole est libre.»

L'exhortation devenue fondatrice, voici comment l'analyse pour Mediapart Denis Peschanski, directeur de recherches au CNRS, membre du laboratoire d'histoire sociale du XXe siècle (CNRS-Paris I):

 

 

 

 

Le discours sera, de bout en bout, un fil rouge érigé en mythe. Célébré dès l'occasion de son premier anniversaire, le 18 juin 1941 au Caire, par l'auteur soi-même, il deviendra finalement l'occasion des seules manifestations semi-publiques de l'ex-président de Gaulle, réfugié à La Boisserie après avoir quitté l'Élysée (Irlande le 18 juin 1969, Espagne le 18 juin 1970).

Acte fondateur et source d'une légitimité trouvant ses racines dans l'Ancien Régime (le microphone de la BBC devenant l'équivalent de la sainte ampoule du sacre des rois de France à Reims!), l'appel du 18 juin donna lieu à un rituel ambitionnant le chevaleresque au mont Valérien. Charles de Gaulle signa en novembre 1945 le décret établissant un mémorial de la France combattante sur cette colline dominant Paris, où plus de mille résistants et otages furent fusillés par l'occupant nazi. Le 18 juin 1960, en une pompe quasi féodale, le général inaugura le lieu. La veille, dans la nuit, à la lueur des flambeaux, les cercueils de seize combattants symboliques de toutes les formes de résistance avaient été transférés au sein d'une crypte et ensevelis dans des sépulcres entaillés. Au centre, une urne renferme des cendres recueillies dans différents camps de concentration. Un caveau demeure vide, le n° 9, dans l'attente de l'ultime compagnon de la Libération (quarante et un survivent aujourd'hui).

Le 18 juin 1940 a hanté la IVe République. C'était en quelque sorte l'imam caché de la Ve... Et quand vint le 13 mai 1958, ce ne pouvait être un coup d'État dans la légende et la logique gaullistes, puisque les pouvoirs politiques quasiment magiques du 18 juin métamorphosaient en «retour aux affaires», ce qui n'eût été qu'un putsch de la part de tout autre:

 

 

 

 

 

Un grand clone fougueux aux initiales d'aéroport

Pierre angulaire de la geste gaullienne, le 18 juin 1940 s'avère apanage, sinon sceptre, du président-monarque de la Ve République. Et à ce titre, un tel symbole est récupéré par François Mitterrand, qui se révèle coucou d'un régime dont il s'était fait le contempteur.

 

 

 

 

 

 

Discours d'un anticonformiste qui se prévaut du volontarisme en politique, le 18 juin n'inspire guère, de Georges Pompidou à Nicolas Sarkozy, les chefs d'État issus d'une droite si sensible aux lois irrésistibles du marché.

Mais voici, aujourd'hui, que de cette droite surgit un grand clone fougueux aux initiales d'aéroport, DDV (Dominique de Villepin), qui choisit le 19 juin 2010 pour lancer son cri d'espoir, tel CDG (Charles de Gaulle) le 19 juin 1940, face aux maigres troupes des premiers volontaires français rassemblés à Seymour Place: «À l'heure où nous sommes, tous les Français comprennent que les formes ordinaires du pouvoir ont disparu. Devant la confusion des âmes françaises, devant la liquéfaction d'un gouvernement tombé sous la servitude ennemie, devant l'im­possibilité de faire jouer nos institutions, moi, Général de Gaulle, soldat et chef français, j'ai conscience de parler au nom de la France.»

 

 

 

 

 

 

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2 juin 2010 3 02 /06 /juin /2010 18:05

football-Video-Football.gif"L'équipe de France n'est qu'un reflet" des différentes vagues d'immigration

LEMONDE.FR | 02.06.10 | 17h19


 

Actualité footballistique oblige, la Cité nationale de l'histoire de l'immigration se met elle aussi au diapason. Depuis le 26 mai, et jusqu'au 17 octobre prochain, la Cité accueille l'exposition "Allez la France ! Football et immigration, histoires croisées". Dans une ambiance et une scénographie résolument "football", chants de supporteurs et Marseillaise accompagnant le visiteur sur son chemin, l'exposition met en scène les apports des joueurs d'origine étrangère au sein des clubs français et de l'équipe de France. L'occasion pour Fabrice Grognet, commissaire de l'exposition, d'aborder également les rôles sociaux du football, réels ou proclamés.

 

Comment est née cette idée d'aborder la thématique de l'immigration à travers l'histoire du football ?

Fabrice Grognet : Il y a un peu plus d'un an, alors que nous étions en pleine réflexion sur la programmation de la Cité, nous nous sommes dit que cette Coupe du monde 2010 pouvait être une belle opportunité pour nous de traiter d'une manière thématique le rapport entre football et immigration. L'occasion de parler de l'immigration d'une manière originale et de comprendre cette thématique très complexe à travers la pratique du foot.

 

Pour cela, vous remontez aux origines mêmes de la discipline...

La première partie de l'exposition revient en effet sur l'origine anglaise du foot et sur sa diffusion progressive en France. Le football traverse la Manche avec les Britanniques, de passage ou définitivement installés en France. Il ne faut pas oublier que c'est l'immigration anglaise qui est à l'origine du premier club de foot en France. Ce sont les pionniers. L'élite française, partie étudier en Grande-Bretagne, poursuit ensuite le processus. En fait, c'est un double mouvement.

 

Cette première partie s'articule autour de dates clés, avec 1932 comme point final, pourquoi ?

Nous sommes à cette époque dans le débat entre amateurisme et professionnalisme. Nous voulions justement mettre en exergue la place de l'étranger dans ce débat, car il n'est pas envisagé en tant que tel mais en tant que porteur du professionnalisme. Les joueurs recrutés à l'étranger étaient des professionnels déguisés, des "amateurs marrons" comme on disait. Toute l'ambiguïté était de savoir combien il en fallait ? Jusqu'à quel point fallait-il les inclure dans les effectifs ? A cette époque, il s'agissait essentiellement de joueurs anglais et suisses.

 

De Pauleta à Pedro Duhart en passant par Juninho, onze portraits de joueurs étrangers trônent au milieu d'un terrain reconstitué. Pour quelles raisons ?

Parce que le championnat de France est le reflet de la société française. L'objectif de cette scénographie était de comprendre cette immigration à la logique sportive liée à la professionnalisation du championnat. Mettre en avant les ouvertures et fermetures successives de ce championnat. Ces onze "totems", comme nous les appelons, reprennent les parcours de vie de onze joueurs étrangers qui ont évolué en France. Mais nous voulions aller au-delà de leur carrière sportive et montrer ce qu'ils ont pu apporter à notre pays. On revient par exemple sur un certain Guomundsson, qui a connu dans les années 1950 une carrière au Racing Club de Paris et qui va continuer dans la vie politique après en devenant ambassadeur d'Islande à Paris.

 

Et après le championnat de France, l'équipe de France...

L'exposition revient sur les différentes générations de l'équipe de France, toutes marquées par des figures emblématiques issues de l'immigration. On y retrouve notamment la génération Kopa, emblématique de l'immigration polonaise des années 1950. A travers cette génération, mais aussi celle de Jordan, de Platini et de Zidane, on est sur l'analyse de la composition de l'équipe de France. On rejoint, par le biais de cette composition, l'immigration industrielle. Finalement, l'équipe de France n'est qu'un reflet en décalage des différentes vagues d'immigration, avec les Italiens, les Polonais...

 

Un écran géant diffuse également des images du match France-Brésil de 1998. Vous ne pouviez pas passer à côté ?

Qu'on le veuille ou non, avec cette victoire des Bleus, le football a créé un moment historique, un moment emblématique pour la société française. On n'avait pas connu un telle ivresse populaire depuis la libération de Paris. Mais elle a également été l'objet d'une récupération politique avec l'effet "Black, Blanc, Beur".

Ce que vous essayez justement de dénoncer...

Nous donnons la paroles aux acteurs mêmes, c'est-à-dire aux joueurs, qui ne se sont finalement jamais reconnus dans ce modèle-là. Ce mouvement "Black, Blanc, Beur", ils ne le revendiquaient pas mais le vivaient de fait. C'était avant tout ce que la société voulait faire dire au football. Une époque où on a voulu mettre en exemple le modèle français d'intégration de l'immigration.

 

Ce que vous essayez de dire, c'est qu'on devrait finalement laisser le foot, et le sport en général, à sa place ?

On ne devrait pas faire dire au football ce qu'il ne devrait pas dire. Dès les années 1930, on avait cette diversité au sein même de l'équipe de France. Mais à cette époque, on ne s'en servait pas comme d'un message politique. Au lieu d'envisager l'immigration comme un problème, on pourrait la voir comme un apport, comme quelque chose qui a nourri la France. C'est ce que nous voulons montrer à travers cette exposition. Essayer de faire prendre conscience aux gens que l'on n'a pas qu'une identité mais plusieurs, et que ces identités peuvent être compatibles, à l'image d'une équipe de foot.

 

Propos recueillis par Thomas Héteau

 



Allez la France ! Football et immigration, histoires croisées
Du mercredi 26 mai au dimanche 17 octobre à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration.
Palais de la Porte, 293 avenue Daumesnil, Paris. Téléphone : 01 53 59 58 60 / site internet : www.histoire-immigration.fr


 

Sur le même sujet
Pour en savoir plus, voir également le dossier de Xavier Béal,
"Venus d'ailleurs, Football et immigration", publié par le site de l'association "We are football".

 

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15 mai 2010 6 15 /05 /mai /2010 17:03

37871.gif« L’encre des programmes de seconde à peine sèche, les experts de la rue de Grenelle viennent de rédiger, en quelques semaines, les projets de programmes de 1ère. En Histoire, il vaudrait mieux parler d’une exécution sommaire.

- À la suite de la réforme du lycée, l’Histoire ne figurera plus dans le tronc commun en terminale. Le ministère a donc imaginé que la meilleure solution était de couvrir les anciens programmes de première et terminale en une seule année ! L’empilement des connaissances frôle le grotesque : une soixantaine d’heures par an pour l’histoire de l’Europe et de ses rapports au monde de 1848 à aujourd’hui !

- En Histoire, ce résumé de 2 années de programme ne peut mener qu’au cours magistral nécessairement schématique. Il s’agit donc d’un programme anti-pédagogique qui ne sera pas assimilable par les élèves. L’approche systématique, par thèmes et études de cas, destinée à paraître problématiser l’essentiel se heurte au manque d’acquis préalables des élèves. Ce qui peut être possible en licence d’histoire devient intenable en lycée. Par exemple, comment expliquer Vichy (dans le thème 5) en le détachant de la 2e guerre mondiale (dans le Thème 1) sans connaissance du Front Populaire ou de la crise des années 30 en France ? Ou encore comment traiter l’affaire Dreyfus sans les luttes politiques autour de la forme républicaine de l’État à partir de 1870 ?

- En effet, des pans entiers d’une histoire socialement utile disparaissent puisqu’il faut tenir 2 années en une. Exit la naissance des idéologies marxiste, anarchiste et libérale ! L’histoire du mouvement ouvrier disparaît aussi sauf à considérer qu’il serait traité avec l’exemple anglais ! Exit la présentation des classes sociales de la société industrielle en tant que telle. Exit l’histoire politique et sociale de la France (les luttes autour de la forme républicaine, la commune de Paris, etc.) évacuée au profit de la seule affaire Dreyfus comme moment de l’enracinement républicain. Exit l’histoire politique de la Ve république qui ne dépasse pas l’année 1962 ! Nos craintes d’un programme sans enseignement d’Histoire en terminale sont confirmées. Avec des programmes s’achevant à la fin du XXe siècle dans le tronc commun, quelle Histoire va t-on enseigner sur les 4h de terminale des séries L et ES ?

C’est, à court terme, la porte ouverte à la suppression de l’épreuve du bac en Histoire et Géographie non seulement en terminale S mais dans toutes les terminales… et, à moyen terme, la disparition de l’enseignement de l’Histoire en terminale.

Nous avions bien raison de dire que le pouvoir poursuit, en même temps, deux objectifs avec cette réforme du lycée comme avec la réforme du primaire (suppression du samedi et des RASED, nouveaux programmes) et du collège (suppressions de postes et socle commun)
- un objectif libéral de casse du service public, d’économie budgétaire, de suppressions de postes, dans la logique de la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques) ;
- mais aussi un objectif réactionnaire, dans l’idéologie qui préside à la conception des programmes et des enseignements, et dans la mise au pas des personnels.

Sur des sujets aussi importants et qui concernent toute la société, une « consultation » des seuls enseignants est prévue du 3 mai au 26 mai !

Alors, oui, il y a urgence à se mobiliser largement pour obtenir un vrai débat et la réécriture du programme d’Histoire du cycle terminal. »

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15 mai 2010 6 15 /05 /mai /2010 16:20

robindesbois.jpgCinéma : Robin des Bois de Ridley Scott

Par Claude Aziza

R. Scott, Robin des Bois, en salles le 19 mai. 

 

2010. Un nouveau Robin des Bois, celui de Ridley Scott.
1991. Deux Robin des Bois sur les écrans : celui de John Irvin, qui prétend, avec réalisme, retrouver le personnage historique ; celui de Kevin Costner, qui voit dans le héros une espèce d’Indiana Jones médiéval. L’Amérique recherche ses valeurs perdues dans la nostalgie d’un âge d’or cinématographique retrouvé.
1976. Richard Lester, un Anglais, compose une ballade douce-amère au temps qui passe, à l’amour qui s’en va, à la mort qui vient. Son film, La Rose et la flèche, sonne comme un glas : l’Angleterre n’est plus qu’un vieux lion perclus de rhumatismes.
1938. Tel qu’en lui-même enfin, Errol Flynn, par la grâce de Michael Curtiz (et William Keighley), dans une symphonie aérienne sur fond de verdoyantes frondaisons. L’Amérique rooseveltienne du New Deal veut oublier la crise.
1922. Généreux, souriant, flamboyant, bondissant, Douglas Fairbanks chez Allan Dwan. Laaffiche-1.jpg guerre est finie, l’Amérique a retrouvé ses racines européano-folkloriques.
1912, 1913. Déjà deux Robin des Bois. La légende médiévale s’installe avec le cinéma.
Loin des avatars disneyen ou transalpins il semble bien que l’apparition de Robin à l’écran soit un lointain écho de la société qui la met en images. En sera-t-il de même aujourd’hui ?

Claude Aziza

 

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14 mars 2010 7 14 /03 /mars /2010 12:45

Il y a cent ans, naissait la retraite ouvrière et paysanne


Par GILLES CANDAR Historien, GUY DREUX Professeur de sciences économiques et sociales

leurs-retraites.JPG
La logique des «réformes» en cours de l’Etat providence a été franchement exposée par Denis Kessler en 2007 : il s’agit de «défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la résistance». Avec l’actuel débat sur les retraites, le risque n’est pas négligeable de revenir encore bien plus en arrière.

L’histoire n’a pas retenu la loi du 5 avril 1910 comme une grande loi de la République. Elle inaugure pourtant le premier système de retraite général et obligatoire. La ROP, loi sur les retraites ouvrières et paysannes, fut adoptée après plus de vingt années d’un laborieux débat parlementaire et une singulière bataille au sein de la SFIO et de la CGT. Une partie des socialistes y était opposée : cette loi n’instaurait qu’une «retraite pour les morts» (l’âge de départ était initialement fixé à 65 ans) et la cotisation ouvrière qu’elle imposait redoublait le vol opéré par l’accaparement des profits par les capitalistes. En face, Jaurès, avec Vaillant et d’autres, était favorable au vote de cette loi. S’il la jugeait nettement insuffisante et souvent critiquable, il retenait qu’elle affirmait un principe fondamental : celui d’un droit nouveau, d’un droit social, d’un droit à la vie. Une fois adoptée, il s’agirait d’en améliorer et d’en élargir inlassablement les termes. Ce fut le cas dès 1912 lorsque l’âge de la retraite fut abaissé à 60 ans.

La loi de 1910 fut décisive pour la conception et l’avènement de l’Etat providence. Elle indiquait qu’il était possible de concevoir des droits nouveaux pour lesquels les bénéficiaires ne contribuaient que pour une part. La contribution patronale obligatoire et la participation de l’Etat complétaient le versement ouvrier : elles affirmaient ainsi qu’en la matière l’ensemble de la richesse sociale devait et pouvait être mobilisé afin d’améliorer les conditions de vie de tous.

Les termes du débat actuel envisagent une redoutable inversion de l’histoire. Le gouvernement affirme vouloir exclure toute réduction des pensions et toute augmentation des cotisations. Ainsi posé le problème ne devrait admettre qu’une seule solution : l’augmentation progressive de la durée de cotisation et l’allongement de l’âge de départ à la retraite. La réduction des pensions est toutefois programmée par la révision des modes de calcul, ce qui, pour les fonctionnaires notamment, serait lourd de conséquences. Le refus d’augmenter les cotisations se justifierait par «réalisme» économique pour ne pas diminuer la compétitivité des entreprises en augmentant le coût du travail. L’argument pouvait servir (et certains s’y essayèrent…) contre Bismarck en Allemagne (1889), les catholiques belges (1900), les libéraux britanniques (1908), qui «plombaient» déjà leurs économies nationales en instaurant de nouvelles protections.

Il faut retrouver le sens de ces débats. Il s’agit de comprendre et de rappeler que tous les systèmes, même par capitalisation individuelle, reposent in fine sur des transferts de richesse des actifs vers les inactifs. Il s’agit de rappeler que cet équilibre actifs-inactifs ne dit pas tout : ce que produit un actif aujourd’hui n’est pas comparable à ce qu’il produisait jadis, cet équilibre ne dit rien des répartitions internes à la société qui ne sont pas données une fois pour toutes. Les retraites devaient pour les socialistes reposer sur une «propriété sociale», c’est-à-dire sur l’affirmation et la reconnaissance d’un droit de la nation sur l’ensemble des richesses. Radicaux et républicains avec Léon Bourgeois acceptaient le principe d’une «dette sociale». Les chrétiens sociaux souhaitaient eux aussi des mesures de solidarité.

Cette convergence de forces, saluée par Jaurès, allait déboucher une génération plus tard sur un système généralisé d’assurances sociales. Mais, dès 1910, pour tous les républicains réformateurs, les pensions n’étaient pas assimilables au droit du rentier, elles étaient le fruit d’un effort obligé et nécessaire de solidarité. Nous pourrions aujourd’hui retrouver cette inspiration féconde. Ainsi, pour pallier les insuffisances d’une retraite pour les morts, Jaurès proposait d’instaurer une retraite par les morts, c’est-à-dire en partie financée par l’imposition des patrimoines et des héritages. Elargissons la solidarité, au lieu de la restreindre. Retrouvons ce que Jaurès appelait le «sens du mouvement de l’histoire». La question des retraites n’est pas d’abord une question de gestion, mais de civilisation.

Dernier ouvrage publié: «Uneloi pour les retraites. Débats socialistes et syndicalistes autour de la loi de 1910», le Bord de l’eau, 2010.


Article paru dans Libération, 25/02/2010.

 

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7 mars 2010 7 07 /03 /mars /2010 13:08

clio2.gifQuelques principes de vigilance à propos de la place faite à l’histoire-géographie et aux sciences sociales en général dans les lycées qui se prépare.

La réforme des lycées contre les sciences sociales

par Laurence De Cock, Philippe Olivera, Marjorie Galy, Sylvain David


Mis en ligne le 4 mars 2010

La réforme présentée par Luc Châtel est de bien mauvais augure pour l’enseignement de l’histoire-géographie au lycée et celui des sciences humaines et sociales (SHS) en général. Contrairement à la grande envolée médiatique qui a suivi l’effet d’annonce ministériel, le problème est loin de pouvoir se limiter à la suppression du caractère obligatoire de l’histoire-géographie en Terminale scientifique. Concentrer l’attention sur ce dernier point révèle un point de vue pour le moins réducteur et élitiste. Car l’enjeu de la réforme en cours est beaucoup plus lourd de sens pour l’avenir de nos disciplines. Nous proposons ici une lecture aussi large que possible des multiples enjeux que soulèvent les différents axes de l’opération rondement menée par le ministère Châtel contre les SHS au lycée.

La décision de rendre optionnelle l’histoire-géographie en TS est présentée comme une volonté de valoriser les autres filières, de mieux préparer les lycéens aux carrières scientifiques et, plus globalement, d’articuler davantage le secondaire au supérieur. Ici, le ministère se livre à une communication mensongère. À première vue, qui pourrait sérieusement s’opposer à un objectif aussi urgent que louable ? Mais cette justification semble ignorer totalement que nombre de bacheliers scientifiques s’orientent ensuite vers des études où l’histoire et la géographie occupent une place non négligeable, les classes préparatoires littéraires ou commerciales, les IEP, et évidemment les Universités.

Il est vrai que la question de l’articulation entre le lycée et l’Université est posée par la réforme qui insiste sur la nécessité de consacrer l’année de terminale aux « outils et méthodes » afin de préparer l’entrée à l’université. Objectif là encore plutôt louable à première vue. Mais le cloisonnement entre le Supérieur et le Secondaire est tel qu’il n’est pas étonnant qu’il n’existe, à ce jour, aucune concertation sur une éventuelle continuité pédagogique. L’effet d’annonce ministériel ne vise donc qu’à vanter les compétences « méta-universitaires » des professeurs de terminale, mais l’objectif de renforcement des relations entre lycée et Université n’est à ce jour qu’une pure déclaration de principe. Notons que les taux d’échec ne sont pas si élevés à l’université si on ne retient que les bacheliers généraux mais qu’ils explosent lorsqu’on intègre les bac professionnels et technologiques. C’est donc donc un piètre prétexte de réformer les séries générales pour répondre à l’échec dans certaines licences.

En outre, le haro jeté sur certaines disciplines par cette réforme laisse à penser que l’écriture des nouveaux programmes est loin d’avoir appliqué un quelconque objectif de continuité avec le supérieur. C’est surtout le cas des Sciences économiques et sociales (SES), mais aussi de l’histoire-géographie. On commencera par noter la rapidité « historique » de l’écriture de nouveaux programmes (par un procédé déjà utilisé en 2008 pour le primaire) et le court-circuit volontaire des instances traditionnelles de délibération et de régulation : composition précipitée d’une commission restreinte d’experts, audiences formelles des associations et syndicats, consultation des enseignants pendant la période de congés d’hiver s’étalant sur quatre semaines, mainmise continue du ministère sur l’avancement du groupe d’experts... tout cela alors que les programmes sont déjà aux mains des éditeurs qui ont lancé la préparation de leurs nouveaux manuels (preuve, s’il en était besoin, que les remontées de la consultation colleront forcément au projet initial, CQFD). Traditionnellement, l’élaboration d’un programme s’étend sur près d’un an et demi. On pourra penser que les programmes n’ont été modifiés qu’à la marge, mais l’analyse qui suit prouve qu’il n’en est rien et que c’est d’une véritable refonte (dans la forme et sur le fond) dont il s’agit. Les Sciences Economiques et Sociales sont reléguées, en seconde, à un statut optionnel d’« enseignement exploratoire », d’une durée réduite à 1h30 par semaine. Le programme est recentré sur les outils de la microéconomie au détriment de l’analyse macroéconomique et des autres sciences sociales. Il s’agit donc d’un net recul en termes de pluralisme théorique. Par exemple, "l’entreprise", acteur au coeur de l’actuel programme de SES de seconde, ne sera traitée que sous l’angle formalisé de ses courbes d’offre et de coûts. Exit l’investissement et l’innovation, le capital et le travail, les enjeux du partage de la valeur ajoutée, exit aussi les relations sociales et professionnelles. L’entreprise, telle qu’elle serait enseignée avec le nouveau programme piloté par le ministère, est une entreprise a-temporelle et a-sociale, sans travail, sans relations sociales de coopération ou de conflits ; bref une entité abstraite et réifiée qui évolue dans un univers débarrassé de toute institution, non encastrée dans des rapports sociaux historiques. La sociologie, quant à elle, se voit reléguée au rang d’accessoire, supplément d’âme d’un économisme omnipotent. (1). Cette volonté de scission entre « Economie approfondie » et « Sciences sociales » est actée en terminale. Elle entérine, via l’un des membres du haut conseil de l’éducation, Michel Pébereau, Président du Conseil de Surveillance de BNP-Paribas et de l’Institut de l’entreprise, les positions défendues régulièrement par certains milieux patronaux, partisans acharnés d’un enseignement normalisé où les sciences sociales seraient dissociées pour se concentrer sur l’apprentissage des « fondamentaux » de l’économie, avec une préférence marquée pour la microéconomie et la seule économie d’entreprise. Qu’on ne se méprenne pas. La préférence des enseignants de SES, pour des programmes qui partent des questions socialement vives plutôt que d’une juxtaposition propédeutique des outils de l’économie et la sociologie tels qu’ils sont enseignées à l’université, est fondée sur leur expertise en matière pédagogique. Dans la classe, devant leurs élèves, ils savent qu’il faut d’abord susciter l’appétence et l’envie de savoir par la formulation de "problèmes" qui parlent aux élèves : l’avenir de notre système de retraite par répartition, les rapports que la société entretient avec sa "jeunesse", le rôle ambigu de l’école dans la réussite sociale des individus, la tension entre la montée de l’actionnariat et la recomposition du salariat, les causes et mécanismes de la crise des sub-primes, les inégalités salariales entre hommes et femmes, la possibilité de concilier nos modes de vie et la protection de l’environnement, la complexe question de la définition d’une "identité nationale" etc. Autant de thématiques pour lesquels des lycéens ont des représentations et des besoins de compréhension que les SHS au lycée aident à mieux appréhender. Nos élèves sont alors enclins à fournir les efforts intellectuels nécessaires pour accéder aux outils, théories et mécanismes économiques ou sociologiques qui leur permettront d’accéder à la complexité. Cette démarche, commune à de nombreuses disciplines scolaires, a fait ses preuves en SES si l’on en juge par le développement ininterrompu des effectifs lycéens en séries ES et par la bonne réussite des bacheliers ES dans une large palette d’études supérieures. C’est aussi cet acquis pédagogique que la réforme Chatel tente de détruire. Nous pouvons craindre qu’ainsi "enseignée", les SES se transformeront en repoussoir des connaissances économiques et sociologiques indispensables à la formation de citoyens, citoyens qui seront, à la sortie du lycée, livrés à la seule « pédagogie » des discours médiatiques.

Même si la dénaturation disciplinaire ne semble, à première vue, pas si frontale en histoire-géographie, cette dernière subit tout de même de sérieuses attaques. La suppression de son caractère obligatoire en Terminale S s’accompagne en effet d’une refonte des classes de Première et Terminales qui doit mobiliser toute notre vigilance. A priori, la Première verrait opérer une condensation des thématiques telle qu’il s’agirait d’y aborder l’ensemble du vingtième siècle, jusqu’ici traité en deux ans… Soyons un tantinet réalistes : difficile d’imaginer la possibilité d’un montage qui puisse favoriser l’intelligibilité et la complexité. La forme spécifique de l’écriture scolaire de l’histoire revêt ici toute son importance (2). Parmi les écueils possibles, deux nous semblent de la plus haute importance : le premier reviendrait à focaliser l’étude, dans une perspective de « devoir de mémoire » sur les « moments-clés » de la compréhension du XXe siècle, notamment dans leur dimension traumatique. On imagine assez bien « le siècle des traumatismes » et l’écriture victimisante, téléologique et outrancièrement simplifiée d’un siècle pris dans l’engrenage de la « brutalisation » et le piège des « totalitarismes ». Le second écueil reviendrait à assouvir une soif de fausse exhaustivité par une scansion purement évènementielle, en recouvrant simplement le déroulé chronologique par une mise en mots. Dans ces deux cas d’histoire en pilotage automatique il sera totalement vain de chercher à s’appesantir sur la complexité de moments historiques (colonisation, génocide(s), Vichy… quelle importance après tout ?) et encore plus de puiser dans le passé les multiples exemples de mobilisations sociales qui ont contribué à dessiner les contours de cette société qu’on nous enjoint aujourd’hui de ne pas chercher à comprendre. C’est sonner le glas de tout résidu d’histoire économique et sociale, mais aussi n’offrir qu’une histoire soit totalement désincarnée par la conceptualisation, soit en prise directe avec une émotion qu’il sera impossible – faute de temps – d’objectiver par une mise à distance réflexive. Dit autrement, nous serions face à une mécanique qui empêche de penser. Dans le contexte d’instrumentalisation politique du passé que l’on connaît actuellement, de quelles garanties dispose-t-on pour qu’une telle simplification ne vienne pas couronner les tentations de l’ethnocentrisme, du recours à l’émotion facile téléguidée depuis le sommet de l’État ? Comment ne pas craindre que cette histoire, réduite à une peau de chagrin, ne fasse passer l’événementiel avant l’esprit critique ?

Ce qui s’annonce en Terminale ne peut guère nous rassurer sur ce point. La première mouture annoncée dans les lycées montrait une volonté de mettre l’accent sur l’hypercontemporain, à partir de 1989. Les derniers échos à la suite des rencontres de l’Inspection Générale avec les syndicats évoqueraient plutôt (ou en sus ?) une histoire thématique qui en reviendrait au temps long. C’est donc une nouvelle gymnastique d’esprit qui est proposée ici aux élèves et aux enseignants. La perspective n’est pas dénuée d’intérêt. Nul ne mettra en question le fait que donner de l’épaisseur historique à un fait, autrement qu’en l’inscrivant dans une chaîne immédiate de cause à effets, est d’une évidente nécessité. Mais là encore, plusieurs problèmes se posent. Le premier serait d’arguer de l’année de Terminale, en pariant sur une « maturité » des élèves pour y aborder les questions dites « chaudes » ou « sensibles ». On voit ainsi poindre les risques d’une épistémologie de la quête des « racines » d’un conflit au détriment du faisceau de causalités (le conflit israëlo-arabe se prêterait facilement à des raccourcis religieux assez douteux) ; ou encore celui d’une analyse civilisationnelle des faits qui rejouerait une vision fixiste et essentialisante déjà présente dans les programmes actuels de géographie et directement inspirée des théories du « choc des civilisations » de Samuel Hungtington. Autre exemple : on peut craindre que la question de l’islam, disparue des programmes de Seconde ne ressurgisse ici sous l’angle du temps long : et pourquoi pas une histoire de l’islam de Mahomet au 11 septembre 2001 ? On nous opposera bien sûr en retour que la liberté pédagogique et la maîtrise des contenus par les enseignants sera le meilleur rempart contre ces dérives possibles. Mais une fois encore se pose le problème non seulement de la formation des enseignants (notion en voie de disparition) mais surtout de notre capacité à savoir manier « les » temps de l’histoire et les échelles spatio-temporelles. C’est sans doute l’un des aspects les plus difficiles de la praxis historienne, entre autres parce que le découpage universitaire des périodes interdit tout entraînement à ce type de démarches. Or, cette réelle difficulté pour les enseignants est évidemment bien plus grande encore pour les élèves.

Le programme de Seconde, quant à lui, ne relève plus de conjectures car il vient d’être soumis à consultation. La discontinuité chronologique introduite en 1995 avec la succession de « moments » problématisés est maintenue, mais poussée un peu plus loin : là où la moitié seulement du programme devait être consacrée à la succession des moments-questions, c’est désormais plus des deux tiers du temps disponible qu’il faut leur accorder. Nous ne vanterons pas envers et contre tout les mérites de la continuité chronologique. La démarche d’autonomisation de moments historiques n’est pas inintéressante. Elle permet une appréhension synchronique qui sort d’un enchaînement linéaire, et parfois artificiellement construit, des faits. Néanmoins, elle traduit une rupture qui n’a jamais été clairement explicitée par l’Institution, et que l’indigence de la formation déjà mentionnée n’a pas davantage permis de travailler. D’où ce sentiment diffus d’une grande complexité du programme de seconde et la propension que certains enseignants peuvent avoir à tenter de « meubler » les discontinuités pour rendre la trame du programme plus intelligible.

Une étape est néanmoins franchie par ce nouveau programme : celle de l’accentuation de la contrainte qui atteint ce qui pouvait subsister de liberté pédagogique. En effet, si nouveauté il y a, c’est surtout dans le détail du programme et dans la forme d’écriture qu’elle se trouve. Car on y découvre un recours systématique au strict encadrement de la mise en pratique : telle « question » (une problématique déjà contraignante en elle-même) devra être traitée à travers un cas déterminé à l’avance. Migrer au XIXe siècle ? C’est l’Irlande. La « diversité du monde aux XVe-XVIe siècles ? C’est Constantinople-Istanbul, puis (« au choix ») Pékin ou Tenochtitlan, etc. Dans l’injonction faite au professeur d’aller de Constantinople-Istanbul à Tenochtitlan en passant par Pékin, on pourrait voir un hommage rendu à sa vaste culture ou tout au moins à sa remarquable capacité de formation « tout au long de sa vie ». Dans les faits, derrière cette (illusoire) manière de concevoir le professeur d’histoire comme une sorte d’agrégatif permanent, il s’agit plutôt de le réduire à la fonction d’un honnête technicien « appliquant » une feuille de route sans trop avoir à réfléchir sur des domaines historiques qu’il maîtrisera mal. On assiste à la remise en cause de la possibilité pour le professeur de faire ce qui constitue le cœur de son métier et l’expression fondamentale de sa compétence professionnelle : sa capacité à construire lui-même des éléments de cohérence dans ce qu’il enseigne et des correspondances entre les parties d’un programme.

Sur le plan des contenus – sur lesquels se concentreront sans doute l’essentiel des critiques à venir – les choix opérés, comme souvent, relèvent simultanément d’une attention accordée au renouveau historiographique, d’un effet « cyclique » des thématiques abordées (la démographie aux XIe-XVIIe siècles) et de la nécessaire adaptation aux problématiques politiques du moment. Ainsi en est-il de titre même donné à ce nouveau programme – « Les Européens dans la diversité des mondes du passé » – qui insiste sur l’histoire partagée d’une identité européenne en construction mais qui démine en préambule le lien passé/présent, transitif et parfois artificiel, sous-tendu par l’ancien programme : « Ils (les élèves) comprendront ainsi qu’il est impossible d’appréhender le passé à travers le prisme exclusif du présent ». On ne peut que se féliciter de la prise en compte du caractère complexe qu’entretient le passé au présent. Mais on doit s’interroger plus avant sur ce qui constitue les fondements de cette identité européenne sous-tendue par les thématiques choisies. Nous ne serons sans doute pas les seuls à montrer du doigt la disparition de la Méditerranée au XIIe siècle et la place accordée, en retour, à la chrétienté médiévale (la part d’instruction religieuse du programme glissant de l’Antiquité – la « question » de la « naissance du christianisme » étant supprimée – au Moyen-âge). Certes, personne ne doute que le Moyen-âge occidental soit chrétien ; mais les historiens ont montré depuis longtemps qu’il n’était pas un monde clos sur lui-même, sur son Église, sa foi, ses terres et leurs paysans… Que la « diversité des mondes » n’apparaisse qu’au XVe siècle nous semble donc pour le moins réducteur. Ce cadrage resserré sur l’occident chrétien pose en outre la question de la dimension coloniale des pays d’Europe. La circulaire de 2005 faisait une place à l’histoire de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions dans les programmes existant. Or, rien de tel ici où il semble encore prescrit d’enseigner que le député Schoelcher, soudain, abolit un esclavage dont, si l’on suit la trame du programme, on ne saura pas grand chose, ni qu’il fut aboli une première fois, ni que cette abolition fut le fruit des révoltes de mulâtres et d’esclaves et qu’elle a abouti notamment à l’indépendance d’Haïti. Est-ce à dire que la question coloniale est donc extérieure à l’histoire hexagonale et que l’histoire des pays d’Europe ne s’écrit pas en y intégrant ses dimensions coloniale et impériale ? Enfin, il faut se réjouir de la prise en compte explicite, en préambule, de la question des acteurs du passé « les hommes et les femmes qui constituent les sociétés et y agissent » mais aussi s’étonner, au regard de cette avancée, de l’omniprésence persistante de l’histoire des idées et de ses pendants conceptuels (libéralisme, socialisme, républicanisme) pour aborder la période révolutionnaire et le premier XIXe siècle. Cette pesanteur, pourtant régulièrement dénoncée, semble avoir la vie dure et masque le fait que la Révolution et les régimes républicains sont aussi le fruit de la mobilisation d’hommes et de femmes, et non simplement la traduction quasi « révélée » d’une histoire des idées et de décisions des élites.

Outre ces interrogations sur les contenus se pose enfin le problème de la mise en œuvre de ces programmes. C’est ici que la refonte disciplinaire rejoint la réforme plus générale du lycée. La suppression des modules (heures en demi groupes) en classe de Seconde désavoue des décennies de tentatives de modernisation et d’innovation pédagogiques. Difficile de se départir d’une vague impression de retour à la plus conservatrice des pédagogies, celle du « gavage d’oies », dans lequel le professeur, réinvesti d’une autorité patriarcale, délivre le savoir à des élèves collectivement infantilisés.

« Mauvais procès ! » répond le Ministère, car l’accompagnement individualisé compensera très largement la perte des heures dédoublées. Il est par ailleurs prévu qu’un volant d’heures en demi groupes soit attribué de façon globale aux établissements dont le conseil pédagogique décidera de la ventilation. Bien sûr, on nous dira que tout cela sera négocié, collectivement délibéré, et qu’aucune matière n’en pâtira. L’expérience a déjà été faite en collège. Conformément à l’air du temps, les heures sont systématiquement attribuées aux « fondamentaux », entendre mathématiques et français dans le langage ministériel. Quid alors du travail sur documents d’archives ou statistiques, des travaux de groupes, de l’encadrement des recherches documentaires ou d’enquête, de toute cette sensibilisation au matériau empirique qui fonde nos disciplines ? Les sciences humaines et sociales, comme toutes sciences, ne sont pas des produits finis prêts à consommer. Elles s’éprouvent de manière empirique, se testent, s’interrogent, sont des work in progress, et tentent de valoriser la posture du doute systématique chez les élèves. Elles ne se transmettent pas, elles s’enseignent.

Et c’est bel et bien là que le bât blesse et que cette réforme du lycée touche aux rapports intrinsèques que l’école républicaine entretient à la citoyenneté. Certes, comme toutes les matières scolaires, les SHS s’efforcent de participer à la compréhension du monde. C’est un topos politiquement banal que de le rappeler. Mais leurs fondements épistémologiques et leur praxis relèvent d’une posture critique valorisée comme un acquis indispensable pour agir dans le monde de demain. Peut-être est-ce ce qui gêne aujourd’hui ? Les Sciences humaines et sociales véhiculeraient-elles des contenus subversifs ? En affirmant par exemple que l’appréhension du passé montre que des hommes et des femmes en action ont fait changer le monde ? En rappelant qu’une société s’appréhende par l’analyse des mobilisations d’acteurs sociaux et pas seulement par la projection comptable de ses futurs acteurs économiques ? En affirmant enfin que la culture commune véhiculée par l’école ne s’achète pas comme un bien de consommation mais se construit collectivement ?

Cette réforme tend à considérer les Sciences humaines et sociales comme une simple variable d’ajustement. Elle rejoint en cela celle des Universités. Il nous faut donc retrouver un engagement fort et collectif à l’égard d’une école qui ne peut être évaluée simplement à l’aune de ses performances, de ses coûts et de sa rentabilité ; une école qui doit promouvoir l’objectif d’une formation citoyenne critique des élèves, et réaffirme, dans cette optique, son attachement aux vertus pédagogiques des Sciences humaines et sociales.

Pour le CVUH :
Laurence De Cock (Lycée Joliot Curie Nanterre)
Philippe Olivera (Lycée Diderot, Marseille)

Pour l’APSES (association des professeurs de SES)
www.apses.org :
Marjorie Galy : lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg
Sylvain David, lycée Courbet, Belfort.



=========
Notes :

(1) Voir l’ensemble du dossier sur le site de l’APSES : www.apses.org ; ainsi que le contre-programme proposé à consultation.

(2) Sur l’épistémologie de l’histoire scolaire, voir Laurence De Cock, Emmanuelle Picard (dir.), La fabrique scolaire de l’histoire, Agone, 2009.


http://cvuh.free.fr/spip.php?article246


 
Lire l'analyse du projet de nouveau programme de seconde par les professeurs d'HG du lycée Camille Saint-Saëns , Deuil-la-Barre, Val-d'Oise, proches du SNES.



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24 février 2010 3 24 /02 /février /2010 12:01

lemondefr_pet.gifLes sciences humaines et sociales au lycée, à quoi bon ? par Laurence De Cock, Marjorie Galy - Le Monde, 22 février 2010
Pour lire cet article sur le
site du Monde.

La suppression du caractère obligatoire d’un enseignement de l’histoire-géographie en terminale S dont les médias se sont emparés n’était bien que le symptôme visible d’un démantèlement beaucoup plus large des sciences humaines et sociales (SHS) dans le secondaire dont nous aimerions expliciter ici les enjeux.
Les sciences économiques et sociales sont reléguées, en seconde, à un statut optionnel d’"enseignement exploratoire", d’une durée réduite à 1 h 30 par semaine. L’indigence des programmes, réduits à la manipulation d’outils économiques, purgés de toute approche sociologique, et dictés – après une négociation purement formelle – par le ministère, relève d’une véritable entreprise de sabotage des sciences sociales au lycée. C’est pourtant avec un tel gadget que Luc Chatel continue de communiquer sur le fait que, désormais, tous les lycéens auraient un enseignement d’économie. Quel progrès pour la culture économique et sociale des jeunes ! En réduisant la finalité de cet enseignement absent du collège à une simple exploration en seconde, c’est la contribution spécifique à la formation citoyenne qu’apporte l’ensemble des sciences sociales (économie, sociologie, anthropologie, science politique) qui est reléguée au rang d’accessoire.
Le Haut Conseil de l’éducation envisage, en outre, l’extension pour le cycle terminale de cette scission entre "économie approfondie" et "sciences sociales". Il reprend là, par l’intermédiaire d’un de ses membres, Michel Pébereau, président du conseil de surveillance de BNP-Paribas et de l’Institut de l’entreprise, les positions défendues régulièrement par certains milieux patronaux, partisans acharnés d’un enseignement où les sciences sociales seraient dissociées pour se concentrer sur l’apprentissage des " fondamentaux ", avec une préférence marquée pour la microéconomie et la seule économie d’entreprise. Outre une réduction substantielle des horaires en SES (diminution de l’horaire élève de 25 % de la seconde à la terminale), c’est la série ES dans son ensemble qui est dénaturée par la suppression pure et simple des spécialités langues, mathématiques et sciences politiques, qui permettaient aux lycéens les plus motivés de réussir de brillantes études en langues appliquées, instituts d’études politiques, classes préparatoires aux grandes écoles ou économie-gestion…
L’histoire-géographie quant à elle se voit gracieusement offrir un tronc commun en première pour compenser la perte d’heures en terminale S. De fait, il est annoncé que les programmes seront reconfigurés afin que l’ensemble du XXe siècle soit appréhendé en première. Soyons donc comptables et un tantinet réalistes : difficile d’imaginer le montage événementiel annoncé par cette condensation ; difficile également de prétendre "finir le programme", comme on dit, autrement que par une pédagogie proche du gavage d’oie mais dont certains gardent encore la nostalgie : celle du prêche du maître sur l’estrade. Quand on sait que, pour certains élèves, la méthode de prise de notes en classe de première n’est pas encore assimilée, on imagine aisément le résultat. Nouveau défi, nouveau record donc : balayer plus d’un siècle en un an. Il sera bien inutile de chercher à s’appesantir sur la complexité de moments historiques (colonisation, génocide[s], Vichy… quelle importance après tout ?) et encore plus de puiser dans le passé les multiples exemples de mobilisations sociales qui ont contribué à dessiner les contours de cette société qu’on nous enjoint aujourd’hui de ne pas chercher à comprendre. Combien d’élèves n’atteindront pas l’extrémité du programme ? Qu’importe, c’est déjà le cas diront les plus sceptiques. Et une histoire sous pilote automatique, ça a le mérite d’empêcher de penser. Que l’on se prépare donc à la scansion purement événementielle du XXe siècle…
"Mauvais procès !" répond le ministère, car l’accompagnement individualisé et l’insistance en terminale sur les "méthodes et outils" compenseront très largement cette vague impression de retour à la plus conservatrice des pédagogies, en histoire-géographie comme en sciences économiques et sociales. Pour ceux qui l’ignorent, un volet d’heures en demi-groupes sera donc attribué de façon globale aux établissements dont le conseil pédagogique – nommé par le proviseur – décidera de la ventilation. Bien-sûr on nous dira que tout cela sera négocié, collectivement délibéré, et qu’aucune matière n’en pâtira.
L’expérience a déjà été faite en collège. Fidèles à l’air du temps, les heures sont systématiquement attribuées aux "fondamentaux", entendre mathématiques et français dans le langage ministériel. Quid alors du travail sur documents d’archives ou statistiques, des travaux de groupes, de l’encadrement des recherches documentaires ou d’enquête, de toute cette sensibilisation au matériau empirique qui fonde nos disciplines ? Les sciences humaines et sociales, comme toute science, ne sont pas des produits finis, elles s’éprouvent de manière empirique, se testent, s’interrogent, sont des work in progress, et tentent de valoriser la posture du doute systématique chez les élèves. Elles ne se transmettent pas, elles s’enseignent.
Car c’est bel et bien là que le bât blesse et que cette réforme du lycée touche aux rapports intrinsèques que l’école républicaine entretient à la citoyenneté. Certes, comme toutes les matières scolaires, les SHS s’efforcent de participer à la compréhension du monde. C’est un topo politiquement peu utile que de le rappeler. Mais leurs fondements épistémologiques et leur praxis relèvent d’une posture critique valorisée comme un acquis indispensable pour agir dans le monde de demain. Peut-être est-ce ce qui gêne aujourd’hui ? Les sciences humaines et sociales véhiculeraient-elles des contenus subversifs ? En affirmant par exemple que l’appréhension du passé montre que des hommes et des femmes en action ont fait changer le monde ? En rappelant qu’une société s’appréhende par l’analyse des mobilisations d’acteurs sociaux et pas seulement par la projection comptable de ses futurs acteurs économiques ? En affirmant enfin que la culture commune véhiculée par l’école ne s’achète pas comme un bien de consommation mais se construit collectivement.
Aussi, les signataires de cet appel invitent à la vigilance face à une réforme qui considère les sciences humaines et sociales comme une simple variable d’ajustement, non pas pour se poser en garants de chapelles disciplinaires, mais pour réaffirmer un engagement fort à l’égard d’une école qui ne peut être évaluée simplement à l’aune de ses performances, de ses coûts et de sa rentabilité, une école qui doit promouvoir l’objectif de formation citoyenne des lycéens.

Laurence De Cock, du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire.

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