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Ma première décision de président de la République sera de demander au ministre de l'éducation nationale que [la dernière lettre de Guy Môquet] soit lue en début d'année à tous les lycéens de France. " Dès le jour de sa prise de fonctions, le 16 mai 2007, Nicolas Sarkozy annonçait la couleur : l'histoire figurerait en bonne place sur l'agenda de son quinquennat.

Les mois suivants ne l'ont pas démenti : le 13 février 2008, lors du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le chef de l'Etat proposait de " confier à chaque élève de CM2 la mémoire d'un enfant français victime de la Shoah " ; le 13 janvier 2009, à Nîmes, il annonçait son intention de créer un musée de l'histoire de France ; entre-temps, il bousculait le protocole en " délocalisant " en province les cérémonies du 8 Mai et du 11 Novembre, traditionnellement organisées à Paris.

Au-delà des polémiques soulevées par chacune de ces initiatives, quel sens donner au discours " sarkozyste " sur l'histoire ? Et en quoi se distingue-t-il de celui de ses prédécesseurs ? Ce sont les questions que nous avons posées à Patrick Garcia, maître de conférences à l'université de Cergy-Pontoise et chercheur associé à l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP-CNRS). Auteur d'une thèse sur la commémoration du bicentenaire de la Révolution de 1789, il travaille actuellement sur le rapport des différents présidents de la Ve République à l'histoire de France.


Depuis son élection à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy multiplie les interventions sur l'histoire de France. De la part d'un chef de l'Etat, cet interventionnisme est-il original ?

Il est de tradition que le chef de l'Etat, en France, s'autorise à parler d'histoire. Napoléon III, par exemple, a publié pendant son règne une histoire de Jules César et a fait élever une statue de Vercingétorix... Cette propension qu'a le chef de l'Etat à se faire le locuteur du passé national s'est renforcée sous la Ve République, ce qui n'a rien d'étonnant compte tenu des pouvoirs inédits que lui confère la Constitution. De ce point de vue, l'exemple des translations au Panthéon est emblématique. Sous les IIIe et IVe Républiques, les panthéonisations étaient proposées par les députés. Depuis 1958, c'est le président qui en décide seul...

On peut donc soutenir que le fait de " dire l'histoire " fait partie, sous la Ve République, du " domaine réservé " du président de la République. D'ailleurs, si Jacques Chirac, par le biais de son entourage, a si mal réagi quand Lionel Jospin a proposé en 1998 que les soldats fusillés pour l'exemple pendant la première guerre mondiale " réintègrent la mémoire collective nationale ", c'est à mon avis beaucoup plus parce qu'il y voyait une immixtion injustifiée de son premier ministre sur un terrain qui était le sien que parce qu'il désapprouvait le contenu de cette position.


Il n'y aurait donc rien d'original dans la façon dont Nicolas Sarkozy se réfère à l'histoire...

A mes yeux, Nicolas Sarkozy se distingue de ses prédécesseurs sur trois points. D'abord parce qu'il a fait de l'histoire - et je crois que c'est sans équivalent - un élément central de sa campagne. Avant lui, aucun " grand candidat " ne s'était autant référé aux grandes heures de l'histoire de France. Et aucun n'avait à ce point utilisé l'histoire pour se démarquer de son prédécesseur. Pendant la campagne, en effet, Nicolas Sarkozy n'a cessé de fustiger la " repentance " dont Jacques Chirac, à ses yeux, s'était fait l'apôtre. Il a fait de sa vision de l'histoire - une histoire nationale " réenchantée " - un des éléments symboliques de la " rupture " promise aux Français.

La deuxième originalité tient au fait que Nicolas Sarkozy utilise l'histoire sur un mode très particulier, qui privilégie l'émotion aux dépens de l'analyse. C'est ce qu'illustre la façon dont il a convoqué la figure de Guy Môquet : le président a semblé penser que c'est en faisant lire dans les classes une lettre empreinte de pathos que les jeunes pourraient le mieux, sinon accéder à la connaissance de l'histoire de la Résistance, du moins s'inscrire dans une généalogie héroïque. Son idée de faire parrainer un enfant victime de la Shoah par chaque élève du cours moyen participe de la même logique : celle de la recherche d'icônes de proximité auxquelles il serait facile de s'identifier, quitte à court-circuiter toute démarche intellectuelle. Notons que cette initiative, annoncée en février 2008, peut aussi être interprétée comme un réajustement après la suppression dans les programmes du primaire en avril 2007 de l'étude de la Shoah (celle-ci a été réintroduite dans les nouveaux programmes publiés en juin 2008).

Enfin, Nicolas Sarkozy détonne en mettant en scène de façon très spectaculaire son intérêt pour l'histoire. Par exemple en marchant seul sur le plateau des Glières enneigé pour honorer la mémoire des maquisards. Ou bien en délocalisant les cérémonies du 11 novembre à Douaumont dans la Meuse, un site à la fois plus grandiose et moins attendu que l'Arc de triomphe, où elles ont lieu traditionnellement.

En cela, il a pleinement pris la mesure du rôle que jouent les images en matière de " communication sur l'histoire ". Sur ce terrain, toutefois, François Mitterrand lui avait déjà ouvert la voie, que ce soit en se rendant seul dans la crypte du Panthéon au lendemain de son élection en 1981, ou encore en tenant la main d'Helmut Kohl, de façon très théâtrale, à Verdun en 1984. Reste la question de la relation entre l'image produite et le message. Or l'image, pour devenir icône, doit avoir une charge symbolique forte...


Tous les présidents de la Ve République ont-ils accordé à l'histoire la même importance ? Et tous lui ont-ils assigné la même fonction ?

Globalement oui. A l'exception toutefois de Valéry Giscard d'Estaing. Ce dernier est en effet le seul à avoir explicitement considéré le passé comme un poids dont il convenait de se libérer. Au point de décider de supprimer, en 1975, la commémoration du 8 mai 1945 [suppression sur laquelle François Mitterrand est revenu dès 1981]. Ou de déclarer, lors de ses vœux télévisés pour l'année 1977 : " Ne nous laissons pas accabler par les rhumatismes de l'histoire. " Giscard d'Estaing, président jeune qui se voulait moderne, était d'avis qu'une nation ne pouvait pas se tourner véritablement vers l'avenir si elle ressassait constamment son histoire.

Les autres présidents ont fait un diagnostic différent. Ils ont pensé, en effet, que l'histoire peut avoir une fonction thérapeutique. Comme si le rappel de la grandeur passée était une opération de réassurance collective en même temps qu'un acte pédagogique permettant aux Français d'être de leur temps. C'était très net chez le général de Gaulle, à une époque où le pays venait de perdre, en quelques années, son immense empire colonial. C'est encore vrai aujourd'hui avec Nicolas Sarkozy, pour qui l'évocation d'une histoire glorieuse vise explicitement à conjurer le spectre du " déclinisme ".

Le passé, toutefois, reste un domaine sensible qu'il convient de manier avec précaution. Comme le remarquait l'historien Fustel de Coulanges en 1872, l'histoire est en France " une sorte de guerre civile en permanence " qui nous a appris " à nous haïr les uns les autres ". Les présidents de la République sont donc dans une position délicate. Le passé qu'ils doivent convoquer ne doit pas diviser mais unir. Quand Jacques Chirac accueille André Malraux au Panthéon, il prend soin de préciser qu'il n'est " ni de droite ni de gauche mais de France ".

Cette nécessité d'insister sur ce qui rassemble conduit naturellement les présidents à mettre sous le boisseau les zones sensibles de notre histoire collective. Autrement dit à pratiquer une mémoire sélective, où l'oubli a toute sa place. Ce fut le cas quand Georges Pompidou décida en 1971 de gracier l'ancien milicien Paul Touvier. Plus largement, le refus - jusqu'à Jacques Chirac - de reconnaître le rôle de l'Etat français et donc la responsabilité de la France dans la déportation des juifs s'inscrit dans cette politique qui considère que l'oubli peut être nécessaire pour conjurer les divisions de la nation.


Par nécessité, les présidents de la République seraient donc tenus à un discours consensuel sur l'histoire de France. Ne leur est-il jamais arrivé de prendre des positions tranchées, quitte à se mettre en porte à faux par rapport à certaines franges de l'opinion publique ?

Si, bien sûr. Car le président est aussi celui qui, de par sa fonction, se croit en devoir de délivrer une parole d'autorité sur l'histoire. Au moment des cérémonies du bicentenaire de la Révolution française, par exemple, François Mitterrand a clairement choisi son camp. A contre-pied des analyses de François Furet sur l'" achèvement " de la Révolution, reprises par son premier ministre Michel Rocard dans le but de promouvoir une culture politique du compromis contre une culture de la conflictualité, il fit le choix de s'inscrire dans une autre tradition, née de la synthèse entre l'historiographie républicaine et la lecture économique et sociale de la Révolution défendue à l'époque par l'historien Michel Vovelle.

De tous les présidents, c'est toutefois Jacques Chirac qui a sans doute pris les positions les plus iconoclastes, par rapport à la fois à ses prédécesseurs et à sa famille politique. On l'a oublié aujourd'hui, mais son discours du Vél' d'hiv, le 16 juillet 1995, qui reconnaissait l'implication de la France dans la déportation des juifs, tout en répondant sur le fond aux attentes de l'opinion, a fortement déplu à une partie de la droite, qui campait encore à l'époque sur la ligne gaullo-mitterrandienne considérant que la République n'avait pas à rendre compte des crimes commis par Vichy.


Est-ce à dire que Jacques Chirac a été, comme l'a suggéré Nicolas Sarkozy, un défenseur acharné de la repentance ?

De son fameux discours du Vél' d'Hiv, l'opinion n'a voulu retenir que la reconnaissance des crimes de Vichy. Mais il ne faut pas oublier que Jacques Chirac y évoquait aussi les Justes qui ont incarné selon lui la vraie France, la France fidèle à ses valeurs. C'est d'ailleurs cette logique qui l'a conduit, à la fin de son second mandat, à faire entrer collectivement les Justes au Panthéon.

Fondamentalement, il me semble que le projet de Chirac a été de promouvoir sinon une mémoire plurielle de la nation du moins une " mémoire partagée " par la reconnaissance des souffrances endurées. Une mémoire dont on attend qu'elle intègre les individus et les groupes marginalisés ou exclus du " roman national " classique, voire qu'elle conjure le risque d'implosion d'un récit collectif national.


Dans un ouvrage que vous avez codirigé avec Christian Delacroix et François Dosse, et qui vient de paraître (
Historicités, La Découverte), vous expliquez qu'au-delà de sa sensibilité personnelle, les prises de position de Jacques Chirac sur l'histoire s'inscrivent dans un contexte général de changement d'" économie des valeurs " qui, selon vous, daterait des années 1980. Que voulez-vous dire ?

Jusqu'aux années 1980, la parole présidentielle sur l'histoire, en France, a été structurée par une logique de la nation. Autrement dit ce qui était bon pour la nation, pour sa grandeur, pour son rayonnement et pour son expansion ne se discutait pas. Depuis une vingtaine d'années, ce type de discours est de plus en plus difficile à tenir. La valeur " nation " se trouve en effet concurrencée par d'autres valeurs, universelles, au nom desquelles les dirigeants sont désormais contraints de rendre des comptes. Dans cette nouvelle économie morale, le crime d'Etat, que l'on pouvait auparavant justifier au nom de la défense des intérêts supérieurs de la nation, est devenu injustifiable.

De même qu'il est devenu de plus en plus difficile de justifier la mort des soldats qui ont combattu pour défendre la patrie. Souvenez-vous de ce qu'a dit Jacques Chirac en 2000 à propos des millions de morts de la première guerre mondiale : " Nous nous sommes battus dans des conditions incroyables. (...) Et pour quoi faire ? Rien. " Jamais un président de la République n'avait osé remettre en cause le principe du sacrifice pour la nation, qui avait été l'un des ciments de l'idée républicaine et nationale.

Face à cela, Nicolas Sarkozy est dans une position ambivalente. D'un côté, c'est très net, il veut " réenchanter " la nation, lui redonner en tant que valeur la place centrale qu'elle avait perdue. De l'autre, il est obligé de composer avec l'héritage que lui a légué Jacques Chirac comme avec l'air du temps, ainsi que le montre par exemple sa présence, au lendemain de son élection, à la Journée nationale de la commémoration de l'esclavage créée par son prédécesseur...

Je crois que cette ambivalence est une caractéristique fondamentale du discours de Nicolas Sarkozy sur l'histoire, que je définirais comme un discours " attrape-tout ". Il suffit d'observer ce qu'il a dit à l'occasion de ses différentes interventions sur la première guerre mondiale, que ce soit lors des obsèques de Lazare Ponticelli, en mars 2008, ou en novembre de la même année à l'occasion du 90e anniversaire de l'armistice : le président, en effet, a à la fois exalté le consentement à la guerre et, en évoquant les fraternisations, le refus de combattre. C'est un discours très embarrassant, qui ne laisse plus de place à la contestation dans la mesure où il fait la synthèse de toutes les traditions historiographiques et de tous les référents mémoriels. C'est d'ailleurs une posture qui n'a rien d'improvisé, et qui correspond vraisemblablement à la volonté de son conseiller spécial Henri Guaino de casser les " affiliations " traditionnelles, de rompre avec une vision du passé structurée par des généalogies qui s'opposent. La conséquence, c'est une histoire de France à la carte, où l'on voit un président de droite puiser dans le panthéon de la gauche, en se référant par exemple à Jaurès et à Môquet. Ce geste s'apparente à un projet de dynamitage des repères structurant les antagonismes politiques.


Depuis quelques années, notamment en réaction contre la multiplication des lois dites mémorielles, de plus en plus d'historiens s'inquiètent de l'ingérence des hommes politiques dans leur travail, au point de constituer des associations, comme " Liberté pour l'histoire " ou le " Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire ". Quels rapports les présidents de la République ont-ils entretenus avec les historiens ?

François Mitterrand est sans doute celui qui a entretenu les relations les plus étroites avec eux, que ce soit en proclamant à plusieurs reprises sa passion pour l'histoire, en se rendant à des colloques, en accordant des entretiens à des universitaires (comme François Bédarida ou Olivier Wieviorka), ou encore en faisant ce geste très symbolique de quitter la tribune des chefs d'Etat pour venir s'asseoir au milieu des historiens lors de la parade mise en scène par Jean-Paul Goude pour le bicentenaire de la Révolution française.

Valéry Giscard d'Estaing, avant lui, avait entretenu un rapport très ambivalent avec les historiens. D'un côté il est celui qui a été soupçonné, avec la réforme Haby (1975), de vouloir réduire l'enseignement de l'histoire à la portion congrue. D'un autre côté, c'est un président qui a fait beaucoup pour la recherche. C'est sous son septennat en effet qu'a été créé l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP) et qu'a été votée la loi de 1979 qui rend les archives publiques librement consultables au-delà d'un délai de trente ans (au lieu d'accès sur dérogation). Ce qui permit aux chercheurs, à l'époque, de consulter enfin les archives de Vichy.

Jacques Chirac, ce fut un peu la même chose : lui non plus n'était pas un président qui proclamait son amour de l'histoire, mais ce fut en même temps celui qui déclara que " ce n'est pas à la loi d'écrire l'histoire " après le tollé suscité parmi les universitaires par la loi du 23 février 2005 reconnaissant le " rôle positif de la présence française outre-mer ".

Avec Nicolas Sarkozy, la relation est beaucoup plus tendue. Si l'affaire Guy Môquet a provoqué de telles réactions, ce n'est pas seulement pour des questions de fond. C'est aussi parce que, pour la première fois, un président de la République a imposé aux enseignants de faire lire un texte dans leurs classes. Ce qui était du jamais-vu. Jusque-là, en effet, on préconisait, mais on n'obligeait pas, et l'impulsion venait du ministre, pas du président. C'est par exemple ce que fit Lionel Jospin, alors ministre de l'éducation nationale, au lendemain de la profanation du cimetière juif de Carpentras (1990), en " invitant " les enseignants à projeter le film Au revoir les enfants, de Louis Malle (1987), dans les collèges. Avec Nicolas Sarkozy, on passe de l'incitation à l'imposition. Et cela est très mal perçu dans un contexte où la résistance face à la loi de février 2005 a développé un fort climat de méfiance de la part des enseignants d'histoire vis-à-vis des initiatives du pouvoir politique.

 


LE MONDE 2 | 20.03.09 | 17h10  •  Mis à jour le 20.03.09 | 17h10



Propos recueillis par Thomas Wieder


A LIRE
Comment Nicolas Sarkozy écrit l'histoire de France, de Laurence de Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt et Sophie Wahnich, Agone, " Passé et Présent ", 2008, 208 p., 15 €.
Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, sous la direction de Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre et Danielle Tartakowsky, Publications de l'Université de Provence, 2006, 264 p., 26 €.
Historicités, sous la direction de Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia, La Découverte, 2009, 300 p., 24 €.


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