Jean-Pierre Rioux, né en 1939, spécialiste d’histoire contemporaine, a enseigné à l’université de Nanterre (Paris X) puis à Sciences-Po, a été directeur de recherches au CNRS et à l'Institut d'histoire du temps présent. Il est l’auteur, entre autres, de La France perd la mémoire (Perrin, 2006), où il analyse la mémoire «convulsive» issue des «Trente Mémorieuses» de la fin du XXe siècle ayant si «médiocrement suivi ces Trente Glorieuses, qui de 1945 à 1975 avaient, elles, installé la croissance et le mieux être sans se soucier de discordance des temps, sans regret, hiatus, ni latences, sans coups d'œil inutiles sur le rétroviseur ».
Aujourd'hui inspecteur général honoraire de l’éducation nationale (il était donc chargé de veiller sur les programmes d’histoire et sur leur application), Jean-Pierre Rioux a rejoint le MoDem de François Bayrou dont il a lancé l’université populaire. Il s’est vu confier en février 2009, par la ministre de la culture Christine Albanel, le soin d’expertiser des sites susceptibles d’accueillir le futur musée (ou «maison») de l’histoire de France voulu par Nicolas Sarkozy.
Comment l’histoire est-elle reçue par la jeunesse ?
Jean-Pierre Rioux.- Bien, dans l'ensemble. Dans les classes primaires, le rapport au passé est aisément fondé sur la proximité : ce qui se dit – ou ne se dit pas –
dans les familles, les traces préhistoriques locales, le château du coin… Plus les élèves avancent en âge, au collège puis au lycée, plus leur appétit de connaissances concerne les grandes
catastrophes, les guerres, les tensions tragiques à l'échelle mondiale.
Tout cela est positif. Mais la soif de globalité, entretenue par la Toile et son arborescence vibrionnaire, rend difficile le
passage par une histoire nationale, puisque la conscience et la curiosité des élèves ne s’inscrivent plus guère dans un cadre national ni même européen, qui leur semble plus imposé par les
adultes, plus contraignant et moins libératoire. La diversité d’origine des uns et des autres peut aboutir de surcroît à une remise en question de ces échelons
intermédiaires.
Faut-il se crisper pour que fonctionne à nouveau un «creuset» du passé ?
Il est évidemment impensable de prôner
une histoire officielle imposée d’en haut comme n’en ont connu que les pays totalitaires. D'autant plus que l'adéquation a disparu entre les valeurs de l'individu et les valeurs de la République,
toutes marquées par l'idéal des Lumières et transmises pleinement par l'école. Le divorce n'est pas complet, il est inégal selon les familles, les régions, ou les groupes sociaux, mais le
«système» éducatif est sur ce point à la fois ankylosé et pris de vitesse par les évolutions du monde, de la société et des mœurs.
Il ne s’agit donc pas de recomposer un «roman
national» mais de partir des quêtes d’appartenance individuelles et des interrogations collectives actuelles pour renouveler notre questionnement du passé et produire un récit collectif, dans
lequel les nouvelles générations (et les moins jeunes) pourront trouver des éléments de réponse à leurs inquiétudes, leurs curiosités et leurs interrogations.
Comment les programmes peuvent-ils en tenir compte ?
Jean-Pierre Rioux.- Il faut repenser les programmes et les exercices à l'école primaire et au collège en tenant compte de la panne de transmission en train d'affecter
notre société. Il faut réserver au lycée (d'enseignement général mais aussi technologique et professionnel, si scandaleusement délaissé) une mise en ordre progressive d'une connaissance du monde
contemporain, à laquelle concourront toutes les sciences sociales, économiques et juridiques. L'histoire et la géographie demeureraient motrices mais n'auraient plus d'autre exclusivité que
l'affirmation fondamentale de l'espace-temps dans l'éducation civique et personnelle de chaque élève.
Nous sommes sortis du cycle institué par la
Révolution, dans lequel la nation exprimait la totalité de la souveraineté, comme le dit l'article 3 de la Déclaration des droits de l'Homme de 1789. La nation assemblait des citoyens égaux
devant la loi, capables de se faire constituants et de relancer l'histoire. Grâce à eux, la nation avait en échange une personnalité juridique, toujours constituante et première, qui la
distinguait de l'État, plus coercitif par nature, et de la patrie, plus affective et moins raisonnée.
Cette définition de la Nation, stabilisée en une
République durable après un siècle de batailles civiles et extérieures au XIXe siècle, s'avère en difficulté depuis la fin du XXe siècle. À nous, aujourd'hui, de composer un récit des origines
qui tienne compte de cette difficulté et de l'émergence du nouveau monde du XXIe siècle.
Vous avez cité le sentiment d’appartenance ?
L’appartenance se réfère à une définition moins essentialiste que comportementale du sentiment national : respecter une règle du jeu minimale (les lois et les institutions) et être capable de parler français (bien avant d'être né en France, d'avoir des origines françaises ou d'avoir longtemps vécu ici). Voilà ce qui ressort d’une enquête importante dirigée par Pierre Bréchon et Jean-François Tchernia publiée cette année : La France à travers ses valeurs (Armand Colin).
De telles pistes sont corroborées par une enquête de l’Ined (Institut national d'études démographiques) également publiée en
2009 sur la construction des identités à travers des histoires de vie : En quête
d'appartenances, sous la direction de France Guérin-Pace, Olivia Samuel et Isabelle
Ville.
Vous vous référez à l’appartenance et non à l’identité. Pourquoi ?
L’identité est un concept récent, qui
ne prolifère que sur la crise du mot nation: on ne le trouve ni sous la Révolution ou la Résistance, ni chez Renan ou de Gaulle, ni dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.
L’identité, contrairement à nation, État, ou patrie, n’a aucune densité historique, juridique, sociale et même civique (sauf pour ceux qui veulent se livrer par ce truchement à une exploitation
politique).
L’identité a été convoquée à tout propos depuis la fin d’un monde bipolaire, la crise des États-nations et l’émergence de communautés en cours de (re)constitution. J’y vois un
concept à effet politique profondément populiste, assez élastique pour combler toutes les dents creuses : surtout quand on adjoint son flou et son indistinction à une réalité
institutionnelle, idéale et laïque aussi ancrée dans la réalité historique que la nation.
En France, où l’État précéda la nation, où
l’État-nation est considéré par certains comme le dernier mot de la République, un questionnement par l'identité ne peut conduire qu'à un faux débat. Un tel déploiement, imposé d’en haut, a pour
vocation de mobiliser sans rien creuser et sa gestion par les préfets ou les sous-préfets ajoute à la caricature.
Au lieu de se poser la seule question qui vaille
(«qu’est-ce que nous faisons ensemble ?»), le label «identité nationale» n’est là que pour armer électoralement une mouvance politique.
L’identité, consultez vos dictionnaires, ne se
démarque pas de son sens mathématique d'«égalité qui demeure vraie quelles que soient les valeurs attribuées qui la constituent» (Le Robert). L'identité, par définition, c'est ce qui
demeure identique à soi-même. Comment pourrait-elle servir à explorer le va-et-vient social, culturel et civique entre l’Un et l’Autre qui fonde un destin collectif ? L’identité ne sert que les
rêves d’homogénéité populaires et populistes – de tels rêves, en cas de malheur, servant à légitimer la race, le sol, ou le sang. L'identitaire dédaigne l'altérité et parfois même la
nie.
13 Décembre 2009
Propos recuillis par Antoine Perraud